Économie sociale et État social

Christophe Ramaux  • 17 janvier 2008 abonné·es

Les différentes structures de l’économie sociale (association, fondation, mutuelle et coopérative) contribuent à environ 5 % du PIB. Les associations en sont, de loin, la principale composante. Selon Viviane Tchernonog (
[^2]), on peut estimer leur nombre à 1 100 000. 1 900 000 salariés y travaillent, soit 1 000 000 en équivalent temps plein (le décalage s’expliquant par la forte proportion de saisonniers et de temps partiels), ce qui représente 5 % du volume total du travail salarié. À cela s’ajoute le travail (non comptabilisé dans le PIB, et c’est heureux, car il est sain de ne pas tout mélanger) des quelque 14,2 millions de bénévoles actifs.

L’une des limites de la définition de l’État social à travers les « quatre piliers » (protection sociale, droit du travail, services publics et politiques économiques) est qu’elle laisse de côté l’économie sociale, alors même que celle-ci possède une dimension non-capitaliste qui n’est pas sans rapport avec la logique de socialisation portée par l’État social. L’économie sociale n’est pas pour autant un cinquième pilier de l’État social. Elle a sa logique propre qui la situe, c’est tout son intérêt, en tension avec l’État social et le capital. Offre-t-elle une alternative d’ensemble à l’un et l’autre ? Les arguments ne manquent pas : son caractère décentralisé et l’accent mis sur la démocratie participative ou la société civile permettraient de pallier la bureaucratie de l’État, tandis que son caractère solidaire (les profits n’y sont pas « appropriables ») et démocratique (le principe « un homme-une voix ») répondrait aux limites du capital.

Même s’il convient de ne pas être naïf, l’économie sociale offre incontestablement une forme de réponse aux freins bureaucratiques de l’État social. À ce titre, comme à d’autres, elle est précieuse. Offre-t-elle une alternative d’ensemble à l’État social ? On peut en douter pour au moins une raison : elle ne peut guère prétendre prendre en charge l’intérêt général, si du moins on conçoit celui-ci comme irréductible au jeu des intérêts particuliers.

Au XIXe siècle et au début du XXe, l’économie sociale a été mobilisée comme un recours face à l’émergence de l’État social. De nombreux « libéraux-sociaux » de l’époque ont abondé en ce sens. En témoigne l’opposition initiale de la Mutualité à la création d’une sécurité sociale obligatoire. Ce qui était vrai hier le demeure. Au cours des vingt dernières années, l’un des leviers de l’offensive libérale à l’encontre de l’État social a ainsi pris la forme suivante : transfert vers l’économie sociale de la prise en charge de certains domaines (part croissante des mutuelles dans la prise en charge des dépenses de santé, rôle majeur des associations dans la mise en oeuvre des politiques d’insertion ou d’aide à domicile, etc.), accompagnés ensuite, quand ce n’est pas simultanément, de leur ouverture à la concurrence, y compris pour des entreprises de droit commun (compagnie d’assurance, agence privée de placement des chômeurs, société de services à domicile, etc.). À son corps défendant, l’économie sociale a ainsi parfois servi d’antichambre entre l’État social et le « privé » pur. Le basculement d’une bonne partie des banques coopératives vers une logique de plus en plus commerciale (voir les trajectoires du Crédit agricole ou des banques populaires) confirme ce risque.

Les structures d’économie sociale peuvent remplir efficacement certaines missions de service public. Le financement public ne représente-t-il pas 51 % du budget des associations ? Il n’en reste pas moins que l’économie sociale repose sur le paradigme contractuel. On est libre d’adhérer à une association, à une mutuelle ou à une coopérative, alors qu’on doit payer des impôts et des cotisations sociales, respecter le droit du travail et les conventions collectives. Bref, dans la mesure où il met en jeu l’ordre social entendu au sens large, l’État social a une dimension institutionnelle à laquelle ne peut prétendre l’économie sociale.

En un certain sens, celle-ci est plus adaptée pour concurrencer le capital. Les entreprises coopératives peuvent d’ores et déjà prétendre concurrencer les entreprises capitalistes, y compris sur le terrain de l’efficacité économique. Elles opèrent, pour partie, dans un contexte de concurrence, notamment marchand. L’antinomie qui existe entre elles et le capital privatif ne jouent pas avec le marché, ce qui est une preuve supplémentaire de la distinction qu’il importe de faire entre ce dernier et le capital. N’en déplaise aux libéraux de tous poils, nous ne vivons pas en France, ni d’ailleurs dans aucun pays au monde, dans des « économies de marché », mais dans des économies avec marché, capital, économie sociale et intervention publique. Comment doser leur poids respectif ? Répondre à cette question centrale devrait être au coeur du débat démocratique, et c’est bien dans la possibilité d’y répondre que la démocratie trouverait à se revivifier.

[^2]: 2007, le Paysage associatif français, mesures et évolutions, Viviane Tchernonog, éditions Juris associations.

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