La fin de l’ère Mandela

Premier parti d’Afrique du Sud, le Congrès national africain a porté à sa tête un démagogue soupçonné de corruption, Jacob Zuma. Denis-Constant Martin* revient sur cette élection dans un pays où le fossé social s’est creusé.

Denis Constant-Martin  • 17 janvier 2008 abonné·es

En septembre 2007, alors que la lutte entre Thabo Mbeki et Jacob Zuma pour la direction du Congrès national africain (ANC) s’aiguisait, s’ouvrait à Soweto le plus grand centre commercial d’Afrique australe, le Maponya Mall. Cette gigantesque banlieue de Johannesburg fabriquée par l’apartheid possède aujourd’hui un pouvoir d’achat supérieur à 10 millions d’euros par an, dont le centre commercial a pour but d’attirer une part. Pari semble-t-il tenu car, depuis son ouverture, il ne désemplit pas.

Une fois la ségrégation abolie et le pouvoir politique acquis par l’ANC en 1994, l’économie d’Afrique du Sud fut mise, en 1996, sur les rails de la Banque mondiale. Appuyées sur une croissance régulière, les mesures visant au Black Economic Empowerment (promotion du pouvoir économique noir) et les politiques sociales ont abouti à une transformation paradoxale de la société. Le niveau de vie général a été amélioré, mais l’écart entre les riches et les pauvres s’est creusé, et le nombre de ceux-ci a augmenté (même si leur proportion a diminué). Quelques Noirs, souvent liés au monde politique, sont devenus immensément riches ; une petite bourgeoisie noire s’est développée.Les premiers affichent leur aisance à coups d’énormes 4×4 (Mercedes, BMW, voire Porsche), de belles maisons, d’habits choisis ; les seconds voudraient vivre comme le leur proposent les publicités et les feuilletons télévisés étalant les démêlés sentimentaux d’une bourgeoisie arc-en-ciel ayant joliment réussi.
Car, dans cette nouvelle Afrique du Sud où les Blancs ont, dans l’ensemble, accru leurs privilèges, les riches se mélangent. Les beaux quartiers ne sont plus exclusivement blancs ; cadres publics et privés, noirs et blancs travaillent ensemble et se retrouvent souvent au golf, parfois dans un bar ou un restaurant chic ; leurs enfants vont dans les mêmes bonnes écoles, peut-être finiront-ils par se marier sans considération de couleur. En revanche, les faubourgs pauvres sont toujours homogènes ; les écoles y sont médiocres et les infrastructures laissent à désirer malgré d’indéniables améliorations. 8,8 % de la population vivent avec moins de un dollar par jour ; plus de 47 % sont considérés comme pauvres ; ils sont en très grande majorité noirs.

Le décalage entre l’étalage d’une richesse outrancière et une immense pauvreté agressée par des modèles de consommation inaccessibles a provoqué, quel qu’ait été l’élargissement des aides sociales, une extrême frustration. Depuis la fin des années 1990, les signes de mécontentement se sont multipliés : protestations dans les quartiers pauvres, déclarations de militants de base de l’ANC et des syndicats, désenchantement des activistes qui menèrent la lutte interne dans les années 1980. Depuis, cette insatisfaction n’a fait que s’aggraver, érodant profondément la popularité de Thabo Mbeki. Il est en effet tenu pour responsable de l’adoption d’une politique économique libérale en 1996. En outre, il s’est montré autoritaire et coupé des réalités. Son déni de ce qu’est le sida et son soutien indéfectible à une ministre de la Santé absurdement incompétente ont retardé la mise en place de politiques de prévention et ne sont pas pour rien dans la diminution de l’espérance de vie (69 ans en 1990 ; 47 ans en 2007). Son incapacité à endiguer une criminalité terrifiante et la protection qu’il accorde au chef de la police, en dépit de son amitié avérée pour un parrain du grand banditisme, ont jeté une ombre sur sa probité.

C’est sur cet arrière-plan que doit être comprise la désignation de Jacob Zuma à la tête de l’ANC. On peut, comme les intellectuels sud-africains, les éditorialistes de la presse anglophone ou Desmond Tutu, s’offusquer de voir un tel homme en position d’accéder à un poste naguère occupé par Nelson Mandela. Issu des services de renseignement de l’ANC clandestin, avide de pouvoir et d’argent, il a peu d’instruction et reste dépourvu de scrupules. Mais cela ne peut masquer le fait qu’il est extrêmement populaire. Fin stratège et négociateur habile, il a su se créer une image d’homme simple, issu du peuple et toujours soucieux de son bien-être, de combattant émérite, de chef sachant écouter. Son ascension tient aussi à la faillite de l’opposition officielle, l’Alliance démocratique, qui demeure un parti blanc conservateur, ainsi qu’à l’aveuglement de la centrale syndicale, la Cosatu, et du parti communiste, qui, liés à l’ANC dans une « triple alliance », n’ont pas osé proposer une alternative de gauche aux politiques qu’ils rejettent, mais ont soutenu un Zuma totalement dépourvu d’engagement idéologique dans le vain espoir de faire pression sur lui s’il était élu.

Beaucoup refusent le choix entre Mbeki et Zuma : on ne peut, disent-ils, opposer un Mbeki « honnête » à un Zuma « corrompu » ; le second a clamé haut et fort qu’il poursuivrait la politique économique appliquée par le premier. Mais une majorité des 620 000 membres de l’ANC ayant désigné Zuma, l’ANC étant assuré d’emporter les élections de 2009, seule une condamnation judiciaire semble pouvoir l’empêcher de devenir président de la République. Sa mise en examen pour corruption fin décembre est perçue par ses partisans, surtout des pauvres, comme une manipulation politique ourdie par Mbeki. Pour eux, le droit reste marqué par l’expérience de l’apartheid, où il servait la ségrégation et la répression ; la différence entre l’enrichissement légal permis par le Black Economic Empowerment et la prévarication est virtuelle. Par ailleurs, la division de l’ANC est la préoccupation principale de bien des dirigeants, pour qui l’unité du parti est une priorité et qui pensent nécessaire de le rassembler derrière Zuma. Tel est sans doute le sens du soutien que Nelson Mandela lui a apporté après sa désignation. Jusqu’à 2009, Thabo Mbeki, président de la République, devra agir sous le contrôle de Jacob Zuma, président de l’ANC. Ce dernier aura à faire face aux poursuites qui ont été relancées contre lui. Le rapport de forces entre les deux clans luttant pour les bénéfices économiques du pouvoir politique s’établira en partie sur le terrain judiciaire, mais les tensions risquent d’être fortes dans l’ensemble du pays.

Jacob Zuma a affirmé qu’il renoncerait à ses ambitions uniquement s’il était jugé coupable, mais il a jusqu’à présent échappé à toute condamnation. Sa popularité le protégera sans doute autant que ses avocats. S’il est finalement élu, la catastrophe zimbabwéenne que certains annoncent n’est pas fatale : pragmatique, il n’aura aucun intérêt à casser la poule économique qui lui assure ses oeufs d’or ; en revanche, il pourrait s’attaquer plus décidément que Mbeki au sida et à la criminalité. Qu’il finisse en prison ou à la tête du pays, sa victoire au congrès de l’ANC aura servi de révélateur : l’Afrique du Sud d’aujourd’hui, à la fois injuste et bouillonnante de talents, généreuse et moralement corrompue, n’est pas celle que beaucoup, à l’intérieur comme à l’extérieur, avaient rêvée.

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