La petite graine qui monte

En Bolivie, le boom du quinoa, associé au commerce bio et équitable, représente un gros gâteau pour les producteurs mais un sérieux pépin pour le développement durable.

Marjolaine Normier  • 30 janvier 2008 abonné·es

Diététique et écolo » , le quinoa est « la petite graine hype » du moment. Le magazine Elle a consacré toute une fiche-cuisine à cette pseudo-céréale andine qui a récemment envahi les rayons de supermarchés. Premier exportateur mondial de cette plante herbacée, la Bolivie a vu ses exportations passer de 2 300 à 7 640 tonnes entre 2003 et 2006, selon l’organisme bolivien Ceprobol. Dans la même période, les exportations issues du commerce équitable (CE) et bio vers la France, premier consommateur européen, ont grimpé de 765 à 1 688 tonnes. Priméal, qui fournit Carrefour, est le principal importateur bio-équitable avec le Franco-Bolivien Markal, qui vient d’obtenir la certification de CE Max Havelaar, lié, lui aussi, à la grande distribution. S’y ajoutent Solidar’monde, la centrale d’achat d’Artisans du monde, et, plus récemment, Alter Eco et Ethiquable, deux coopératives importatrices qui ont adopté la certification de Max Havelaar.

En quelques années, le boom du quinoa bio et équitable est devenu un espoir de développement pour le sud-est de la Bolivie, sa principale zone de production. Pourant, dans cette région où 70 % de la population vit sous le seuil de pauvreté, le succès du quinoa n’est pas aussi rose que ses plants. À la fin des années 1980, les agriculteurs boliviens ont intensifié la production pour répondre à la demande du Pérou, qui n’est plus autosuffisant, et à celle de l’Occident, gourmand de bio puis d’équitable. Progressivement, ils se sont détournés du système de production traditionnel en montagne pour augmenter les rendements. Soutenus financièrement par la coopération internationale, les tracteurs ont investi les plaines, lieu séculaire d’élevage de lamas, une activité qui permettait une fertilisation naturelle des sols. Résultat : une dépendance accrue des producteurs, une productivité moindre d’année en année, des conflits sociaux autour de la répartition des terres [^2]. Et un paradoxe flagrant : bio et équitable ne vont pas de pair avec développement durable.

La Bolivie est un « véritable « cas d’école » qui montre les limites, voire « les ratés », du commerce équitable et de l’agriculture biologique » , rapporte l’économiste Aurélie Carimentrand [^3]. Les effets pervers sont certes moins dus aux filières équitables et bios qu’à l’expansion de la demande internationale, mais « elles y participent » , affirme l’économiste, qui s’interroge sur leur impact à long terme. Les producteurs boliviens ont certes applaudi l’arrivée des standards du CE : « C’est l’espérance d’un meilleur revenu, d’accès aux crédits et à plus d’actions sociales » , explique la sociologue Zina Cáceres Benavides, qui enquête sur les filières du CE. Mais, ajoute-t-elle, « le prix fort payé par les importateurs du CE sert, depuis quelques années, à compenser les prix bas des filières bios, qui représentent 70 % des exportations des organisations » .

Zina Cáceres Benavides salue les améliorations des procédés de transformation du quinoa, plus économes en énergie et soucieux de recycler les résidus, car « l’urgence reste de valoriser une gestion durable des productions » . Un défi que tente de relever depuis six ans l’ONG Agronomes et Vétérinaires sans frontières (AVSF) avec les communautés rurales rassemblées dans la fédération nationale des producteurs Anapqui, la plus importante des deux coopératives du secteur. AVSF apporte son soutien technique et son réseau : l’ONG est membre fondateur de Max Havelaar, son président étant secrétaire de l’association. Ainsi, AVSF a participé à la rédaction des critères de certification du quinoa équitable utilisés par Max Havelaar.

Difficile cependant de remettre en cause la culture intensive du quinoa. Félix Dorian, technicien expatrié d’AVSF et coordinateur du projet, regrette « une réaction tardive et lente des organisations de producteurs, plus préoccupées par la recherche de nouveaux marchés que de garantir la durabilité de la filière » . Anapqui exporte désormais du quinoa vers 14 pays, via des filières bios et des filières bios-CE. Et personne ne souhaite un retour total de l’agriculture traditionnelle à la main et en coteaux, trop pénible, et qui ne satisferait pas la demande. AVSF préconise donc de « réactiver l’élevage de lamas […] pour limiter la perte de fertilité et diversifier les revenus des producteurs » . La solution est « de combiner les deux systèmes de production » , ce que promeut l’importateur Alter Eco en payant plus cher le quinoa de montagne.

Les intentions sont louables, mais ces filières équitables sont aussi liées à la grande distribution. Or, comment concilier exigence de volumes et durabilité des productions ? « Pour ce qui est des volumes exigés par Max Havelaar, s’il est vrai que le fait que les importateurs travaillent avec la grande distribution est discutable (et discuté au sein d’AVSF), les volumes du CE représentent moins d’un tiers du marché d’Anapqui. Le problème de l’intensification des productions n’est donc pas directement lié à Max Havelaar mais au marché international, et si le premier n’existait pas, ce serait pire ! » , relève Félix Dorian. Et Max Havelaar n’est pas le seul organisme certificateur dans la région.

Euro-Nat, holding spécialisée dans la bio, fondée par Didier Perreol, exporte du quinoa certifié par l’organisme Eco-Cert. En 1996, après avoir créé la marque Priméal et travaillé avec Anapqui , Didier Perreol, poussé par « le manque de transparence et de traçabilité des productions », crée sur place son entreprise, Jatariy, « lève-toi » en quechua. Jatariy contractualise 350 producteurs et « assure un prix minimum garanti supérieur au prix du marché et l’achat de toute leur récolte » , explique-t-il. Convaincu que « la bio ne peut être dissociée de l’équitable » , il explique qu’un système de rotation des cultures et des formations aux producteurs sont institués pour préserver les sols. Et 1 % des bénéfices d’Euro-Nat est versé à l’ONG franco-bolivienne Point d’appui, associée à la filière depuis sa création pour réaliser des actions sociales.

« Jatariy n’est pas bien acceptée au niveau local », nuance Aurélie Carimentrand, et cette « agriculture de contrats » est très critiquée par les autres importateurs du CE. Solidar’monde, Ethiquable et Alter Eco garantissent un prix minimum au producteur, fixé en assemblée générale par les coopératives. Et, sur la question environnementale, « Max Havelaar est à l’initiative d’une bonne gestion, mais la décision revient aux producteurs » , explique Christophe Ebehart d’Ethiquable. Pourquoi les critères de certification du quinoa équitable éludent-ils alors la gestion durable des sols ? Parce que, répond le service communication de Max Havelaar, « les critères généraux pour les petits producteurs sont déjà très exigeants sur ce point » . Sur place, les « coordinateurs FLO » adaptent aussi ces critères avec les coopératives, « au moins une fois par an » .

Il paraît donc difficile d’enrayer l’intensification des productions quand les filières bios et équitable sont liées, directement ou indirectement, à la grande distribution. Pour rester « hype et écolo » en France, la bio doit être durable là-bas.

[^2]: Voir le documentaire Bolivie : un espoir de développement, Gaia Production.

[^3]: Aurélie Carimentrand écrit une thèse sur les enjeux de la certification équitable et biologique du quinoa en Bolivie et au Pérou.

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