Le sourire du passeur

Dans « Train de nuit », une femme et un homme conjuguent différentes formes de violence dans un décor à couper le souffle, où les machines industrielle et judiciaire asphyxient le paysage et les individus.

Ingrid Merckx  • 24 janvier 2008 abonné·es

On imagine un film-trajet, contenu dans un wagon, jouant sur le huis clos, le « toc » des rails, les images défilant par la fenêtre… Mais le premier plan de Train de nuit est pris de jour, dehors, sur une route enneigée. Une femme marche, de dos. Court presque. Comme si elle s’échappait… La scène suivante n’a rien à voir : dans une gigantesque salle-hangar, bétonnée, jalonnée de strapontins en plastique, des hommes regardent des femmes assises le long du mur d’en face, une vieille rengaine en musique de fond. Puis l’un se lève et se décide à en inviter une. Ils commencent à valser lentement. D’autres se décident. Une femme reste assise, étrangère au maussade manège, le bout de ses bottines frottant nonchalamment le sol, le visage fermé. C’est la même qui se dépêchait tantôt dans la neige.

Train de nuit est bien un film-trajet. Mais au figuré : il suit la quête amoureuse de cette femme, Hongyan, qui, la trentaine, huissier de justice dans un tribunal de l’ouest de la Chine, se rend chaque fin de semaine « à la ville », en train, pour participer à la soirée dansante organisée par une agence matrimoniale. Il suit aussi le déplacement mental qu’elle opère quand elle rencontre le mari de la jeune prisonnière qu’elle vient d’exécuter. Jour, soir. Tribunal, agence matrimoniale. La condamnée à mort, l’homme qui la suit. Gants blancs, écharpe rouge… Les deux chemins où se hâte Hongyan finissent par se confondre quand le mari de la condamnée, traquant celle qui a exécuté son aimée, arrive, un soir, dans le hangar sombre de l’agence matrimoniale. Dès lors, on ne sait plus qui piste qui. Lui, parce qu’on le sait capable de tuer et qu’il a le regard de celui qui veut se venger. Ou Hongyan, parce que cet homme aussi beau qu’inquiétant la suit, au moment où elle désespère de s’en trouver un. La scène où elle lui fait subitement face derrière un angle de mur, alors qu’il rôdait sur ses pas dans un souterrain, la montre troublante de courage. Affrontant son désir et le risque de sa mort. Prête à céder au sourire du passeur. Chacun de ces deux personnages représente une forme de violence dans ce film : elle, en tant que bras d’une justice meurtrière, qui abat sans frémir des femmes coupables de crimes passionnels rapidement jugés, mais néanmoins terriblement seule. Et lui, ouvrier simple taxé de folie, qui, de rage et de douleur, veut faire justice et incarne, ce faisant, aussi bien un dangereux criminel que l’individu en guerre contre la violence d’État. Ils sont tour à tour bourreau et victime, captif et rebelle. En quête et en fuite.

C’est bien cette conjugaison de violences que met en scène Diao Yi Nan, dénonçant la peine de mort et brossant un portrait féminin de la misère affective et sexuelle. En témoignent les décors dans lesquels le cinéaste chinois noie ses personnages : usines en fusion, tour insensée sur un barrage, canal sans début ni fin, champs couverts de camions… Il y a quelque chose de vertigineux dans la largeur de ces plans, où l’intimité du film est engloutie par la monstruosité des cités industrielles. On pense aux plans grands ouverts de son compatriote Jia Zhang Ke dans Still Life . Cette profondeur spatiale, au centre de laquelle s’agitent des humains écrasés tant par les machines que par une justice implacable, ne faisant que rendre plus impossible encore toute perspective d’évasion.

Au festival de Cannes, où le film était présenté en sélection Un certain regard, il a été beaucoup question d’Antonioni à propos de Train de nuit . Mais le rapport au paysage renvoie plus encore au cinéma du Hongrois Bela Tarr, dont Diao Yi Nan dit s’inspirer. C’est d’ailleurs davantage la pesanteur ­ physique, existentielle, morale ­ que le cinéaste chinois cherche à rendre, plus que le choc du coup. Quand Diao Yi Nan filme un cheval sautant d’affolement sous la charge et le fouet, quand il filme l’homme frappé par la barre de fer, ou la condamnée titubant ses derniers gestes, il détourne la caméra juste avant la chute ou le dernier regard. Moins par ultime sursaut de pudeur que pour fondre au montage ces séquences d’une brutalité inouïe, comme des bouffées de panique dans un cauchemar. Brumeux le jour, du fait de la fumée des usines et de l’humidité hivernale, traversé la nuit par les mélodies mélancoliques dont s’enivrent Hongyan et sa voisine courtisane, et parvenant à réveiller la sensualité à très basse température, Train de nuit tient à la fois du conte socio-politique et du film noir. Poursuite de l’amour, poursuite de la mort. Sans fin.

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