Les clandestins de Mayotte

La politique de Sarkozy provoque aussi des drames dans l’océan Indien, quand des Comoriens tentent de gagner l’île française de Mayotte. Des associations de solidarité avec les réfugiés se mobilisent. Reportage.

Jean Kouchner  • 4 janvier 2008 abonné·es

Mahmadou, c’est la troisième fois qu’il vient à Mayotte en kwassa-kwassa, ces barques de pêcheurs où s’entassent jusqu’à 50 hommes, femmes et enfants pour quitter Anjouan, l’île des Comores la plus proche de Mayotte, objet de leurs espoirs. Deux fois, déjà, il a été expulsé par la police de l’air et des frontières (PAF). Cette fois-ci, son kwassa a été éperonné par la vedette de police : son père, son fils de 5 mois et son frère sont morts dans « l’accident ». Sa mère est à l’hôpital. Le bilan est de quatre morts et au moins quatre disparus.

Depuis, sans trêve, Mahmadou revit le drame, s’accusant de n’avoir pas pu les sauver, se demandant pourquoi lui s’en est sorti vivant. Mahmadou fait partie des dizaines de milliers d’Anjouannais ou de Grand-Comoriens qui tentent l’aventure chaque année. À Mayotte, les radars de détection des kwassa et les effectifs de gendarmerie ont été considérablement accrus depuis quelques années, et plus de 16 000 clandestins ont été reconduits à Anjouan en 2006. Mais, en dépit des risques élevés, inlassablement, ils reviennent, papillons attirés par la lumière qui viennent se cogner à la vitre à en mourir. Parfois, les kwassa chavirent au large, amenant sur le rivage les corps des noyés et de rares rescapés. Les radars de la gendarmerie éloignent les passeurs toujours plus à l’est, sur une route de plus en plus longue et dangereuse.

Moussa, Marachi, Abdou, Hamza, tous les autres, viennent à Mayotte pour travailler, bien sûr, fuyant une terre qui ne les nourrit pas. Mais ils viennent aussi pour étudier, pour se soigner, espérant donner à leurs enfants un avenir moins sombre que le leur. Ainsi le père de Mahmadou venait-il tenter de soigner le cancer dont il était atteint. Mais ils viennent aussi par tradition, la circulation entre les quatre îles comoriennes ayant toujours été libre, jusqu’à l’instauration de visas par la France en 1995. Chacun a ici des cousins, des pères, une parentèle ancienne. Les Anjouannais, pêcheurs par tradition, sont ceux qui fournissent les Mahorais en poisson frais. L’imbrication des îles comoriennes a été rompue par le rattachement de Mayotte à la France.

À Anjouan, la répression est forte, et pour une poignée d’exploiteurs de la misère, tout est bon pour s’enrichir. Ainsi pour une place dans le kwassa, Mahmadou a payé 150 euros par personne, soit 750 euros au total. Encore est-ce là un tarif bas, certains allant jusqu’à 400 euros par personne. Selon les associations qui leur viennent en aide, au moins 40 euros sont prélevés par des proches de Mohammed Bakar – président autoproclamé d’Anjouan –, dont certains sont fabricants de kwassa-kwassa… Si les candidats au passage sont raccompagnés manu militari à Anjouan, le commerce humain s’en trouve d’autant plus florissant qu’ils feront tout pour tenter à nouveau l’aventure.

À Mayotte, l’accueil réservé aux clandestins est mitigé. Certains Mahorais n’hésitent pas à afficher un véritable racisme anti-anjouannais, accusés comme toujours de tous les maux : voleurs, violeurs, agresseurs… On a vu tel profiteur local faire construire sa maison par des clandestins avant de les dénoncer à la gendarmerie. Mais on voit aussi une partie de la population abriter, protéger, nourrir et habiller les clandestins, dans une discrétion rendue nécessaire tout autant par le climat local que par la crainte du gendarme. Crainte d’autant plus forte que les descentes de la PAF se multiplient dans les quartiers ou les zones réputés abriter des clandestins. Les portes sont parfois défoncées, les adolescents assimilés à des adultes et reconduits à la frontière en dépit des protections spécifiques dont ils devraient faire l’objet.

Alors les Anjouannais se cachent. Vivant de petits boulots, surexploités, ils construisent parfois de pauvres abris dans les coins les plus reculés, disparaissent dès que les policiers sont signalés. On les voit parfois au bord des routes, proposant leurs poissons frais à la sauvette, ou trimant dans les plantations de bananes ou d’ananas.

Le 12 décembre dernier, une marche silencieuse était organisée dans les rues de Mamoudzou, la capitale administrative de Mayotte, par un collectif d’associations de soutien [^2], pour protester contre le sort réservé aux candidats à l’immigration. Les marcheurs, pour la plupart des « Mzoungou », l’appellation réservée aux Blancs, mettaient en avant l’urgence d’un codéveloppement régional, seule perspective qui pourrait freiner les émigrations. Codéveloppement… L’arlésienne locale dont on parle depuis des années : le conseil général a été jusqu’à voter des crédits en 2005 pour des projets qui n’ont pas encore vu le jour. Et comment construire une économie solidaire et harmonieuse avec des dirigeants corrompus, dans une parodie de démocratie ?

Si les expulsions et les arrestations en mer se sont multipliées jusque-là dans un relatif silence, aujourd’hui des associations de solidarité se développent. La toute jeune Cimade ne compte qu’une vingtaine d’adhérents, mais redouble d’activité, informant les réfugiés sur leurs droits, organisant leur défense. Sous leur impulsion, certains viennent de porter plainte devant la Cour de justice européenne, estimant que leurs droits élémentaires n’avaient pas été respectés au moment de leur arrestation. Leurs actions, comme cette marche du 12 décembre, ne mobilisent pas encore les foules, mais font prendre progressivement conscience de la gravité de la situation. « Océan Indien, plus grand cimetière marin » , proclamait une de leurs banderoles. En tête du cortège, Mahmadou et quelques-uns des autres naufragés osaient marcher, et malgré la douleur, la solidarité naissante les aidaient à relever le front.

On peut signer la pétition sur le site www.directivedelahonte.org

[^2]: La Cimade, qui vient d’être créée à Mayotte, a lancé une pétition pour dénoncer un projet de directive européenne sur l’enfermement et le renvoi des étrangers en situation irrégulière. Si elle était adoptée, cette directive harmoniserait par le bas les normes en vigueur dans les différents États membres et porterait gravement atteinte aux droits de l’homme en banalisant le principe de l’enfermement des personnes comme mode de gestion des migrants

Monde
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