Sombres promesses

La mise en production prochaine d’un gigantesque champ pétrolier kazakh par un consortium de sept compagnies fait craindre d’énormes dégâts environnementaux.

Patrick Piro  • 4 janvier 2008 abonné·es

Kashagan : le nom résonne des vieilles lubies des fabuleux gisements d’or noir d’antan. Découverte en 2000 au Nord de la mer Caspienne, au large des côtes kazakhes, il s’agit de la plus importante ressource pétrolière des trentes dernières années : 36 milliards de barils (dont 13 extractibles), voire 50 milliards, vante le Kazakhstan, ce qui en ferait le deuxième gisement au monde après Ghawar, en Arabie Saoudite. Pour l’exploiter, un consortium – Agip KCO – a été fondé par sept compagnies pétrolières, principalement Eni, ExxonMobil, Shell et Total, possédant chacune 18,52 % des parts.

Alors que se profile dans un proche horizon un « après-pétrole », les enjeux géopolitique et économique s’exacerbent, au point d’occulter allégrement des impacts sociaux et environnementaux à la mesure du gigantisme du chantier d’exploitation, entamé en 2001 (trois « puits tests » ont déjà été forés).
Depuis deux ans, plusieurs organisations non-gouvernementales surveillent ses avancées avec une préoccupation croissante. Une mission d’investigation menée en septembre dernier par les Amis de la terre (France et Europe), le CEE Bankwatch Network (à Prague), l’ONG kazakh Globus et la Campagne pour la réforme de la Banque mondiale (à Rome), et dont le rapport a été publié début décembre, soulève de très gênantes questions [^2].
L’huile de la mer Caspienne sera l’une des plus difficiles d’accès de l’histoire pétrolière. Logée 5 000 mètres sous terre (un record), elle jaillira à 120 °C sous une pression de plus de 800 bars et chargée de près de 20 % de gaz sulfureux.

Illustration - Sombres promesses

Gwenael Wasse

Ces émissions gazeuses préoccupent les ONG au premier rang. La crainte, c’est un « Tengiz bis ». Dans cet autre très vaste champ kazakh, proche et mis en production il y a quinze ans, on extrait le soufre des gaz pour le stocker dans des bassins en ciment. Mais sous le très rude climat local – pluie, vents violents et températures entre – 40 °C en hiver et plus de 40 °C en été –, il peut se disperser rapidement et loin, jusqu’à 2 000 km, sous des formes chimiques toxiques, affirme Muftakh Diarov, directeur du Centre scientifique des questions écologiques régionales à l’Institut du pétrole et du gaz d’Atyrau (la « capitale pétrolière » du Kazakhstan). Ainsi, dans un rayon de 70 km autour de Tengiz, région pourtant semi-désertique, des centaines de villageois ont été évacués, parfois relogés du jour au lendemain en périphérie d’Atyrau : les conditions de vie étaient intenables. Les services médicaux relèvent une prévalence croissante de maladies cardio-vasculaires et respiratoires, d’anémies et de leucémies chez les enfants. Les militants évoquent même une centaine de décès depuis l’exploitation de Tengiz.

Au lancement du chantier de Kashagan, à proximité d’Atyrau – où vivent des dizaines de milliers de personnes –, dont la production pétrolière serait deux fois plus importante qu’à Tengiz, le gouvernement kazakh souhaitait que le consortium évacue ces montagnes de soufre – plus de 7 millions de tonnes produites par an quand la production culminera. Discours officiel : les gaz sulfureux seront réinjectés dans leur couche géologique d’origine. Aux pressions requises (près de 800 bars), c’est un défi industriel hypothétique. Ou bien une diversion : le consortium aurait publiquement évoqué l’hypothèse d’un stockage local du soufre. « Alors que la Convention d’Aarhus l’oblige à communiquer toutes les informations sur l’impact du projet, Agip KCO reste très évasif sur la question et refuse toujours de nous rencontrer » , rapporte Gwenael Wasse, membre de la mission d’investigation pour les Amis de la terre.

Le pétrole de Kashagan réserve bien d’autres désagréments. Parmi la quarantaine de composants dangereux qu’il faudra extraire, des thiols, extrêmement toxiques, sont présents en concentration très élevée. L’exploitation au large est un facteur de risque aggravant. Et la faible profondeur de la Caspienne à Kashagan n’est pas un atout : la surface gèle, sur près de 70 cm, jusqu’à cinq mois par an, compliquant toutes les opérations.

Les écologistes et les habitants, dont plusieurs dizaines de milliers dépendent des ressources de la mer, relèvent que la première phase du chantier, avec des milliers de tonnes de déchets ou des pertes d’exploitation (classiquement de l’ordre de 10 % par puits), coïncide, chez certains poissons, mammifères marins ou oiseaux, avec des épisodes récents de déclin massif de populations, d’accroissement de maladies ou de décès.

Le mode d’acheminement du pétrole fait aussi peser la menace de désastres écologiques. L’Europe et les États-Unis, principaux débouchés, ont opté pour le pipeline « BTC » – Bakou (Azerbaïdjan)-Tbilissi (Géorgie)-Ceyhan (Turquie) –, qui évite la Russie et l’Iran. C’est donc une noria de pétroliers qui circulera entre la côte kazakhe et le port de Bakou, sur une Caspienne sujette aux tempêtes. Un pipeline sous-marin pourrait prendre le relais plus tard. Total, qui coordonne cette partie du projet, ne confirme pourtant aucune des options, indiquent les ONG. La compagnie réfute aussi les suspicions d’impacts sanitaires attribués à l’exploitation pétrolière, arguant du lourd passé industriel de la région [^3].

Parmi les parties prenantes, on cherche en vain quelque écho aux alarmes des écologistes. Ainsi, un collectif de 11 grandes banques, mené par la BNP Paribas, la Société générale et Citigroup (États-Unis), a accordé sans sourciller plusieurs centaines de millions de dollars de prêt au projet depuis deux ans. Plusieurs d’entre elles ont pourtant adopté les « Principes d’Équateur »[[Code de bonne conduite sociale et environnementale pour les investissements, édicté par les banques.]].

La BNP rejette toute responsabilité morale, et la Citigroup a même classé le projet « catégorie A » (niveau supérieur), plaidant qu’il respecte une batterie de contraintes sociales et environnementales. Quant à la Société générale – « faute de disposer d’étude d’impact environnementale » , rapporte Gwenael Wasse –, elle a refusé mi-décembre de rencontrer à Paris une délégation d’ONG comprenant Galina Chernova, directrice de l’ONG kazakhe Globus. Celle-ci « suit le projet Kashagan depuis des années sur le terrain, et se proposait précisément d’apporter à la banque des informations de première main… »

[^2]: Voir www.amisdelaterre.org (recherche : Kashagan).

[^3]: On y exploitait des mines d’uranium à ciel ouvert, et le niveau de radiations y est élevé.

Écologie
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