Climat d’angoisse

Les provinces de Salta et de Santa Maria sont frappées par des pluies diluviennes. Les habitants craignent que ce ne soit le signe d’un changement climatique qui va bouleverser l’économie agricole. Reportage.

Claude-Marie Vadrot  • 14 février 2008 abonné·es

Depuis la mi-janvier, il pleut des cordes et des grêlons dans deux des provinces du nord de l’Argentine, dans la région de Salta et de Santa Maria. Or, ici, c’est l’été, et les grandes précipitations sont rares dans cette région semi-désertique étagée entre 1 500 et 3 000 mètres, où la vie et l’agriculture se concentrent dans les oasis d’altitude, là où l’eau coule ou bien affleure. Habituellement, en cette saison, surviennent trois ou quatre orages qui rechargent un peu les nappes souterraines. Cette année, encore plus que l’année dernière, tous les soirs, des torrents d’eau s’abattent sur la région.

Illustration - Climat d’angoisse


Des vignes inondées. CLAUDE-MARIE VADROT

Routes et pistes emportées par des flots de boue et de rochers, vignes les pieds dans l’eau à deux ou trois semaines des vendanges, légumes pourrissants, maladies galopantes pour les arbres fruitiers et les cultures, trafic des voyageurs perturbé ou inexistant, villages et hameaux isolés ravitaillés par hélicoptère : la région vit un enfer humide qui se recharge tous les soirs. Les belles journées chaudes ne parviennent pas à sécher les précipitations du soir et de la nuit. En trois semaines, sont tombés plus de 200 millimètres d’eau sur une région qui n’en reçoit normalement guère plus de 250 par an. Le désert se couvre de fleurs qu’un jeune agriculteur indien qualifiait hier de « fleurs de mort » en montrant les murs humides de sa maison en briques de terre sèche.

La province de Salta apprend difficilement à vivre avec un changement climatique qui va à la fois modifier son économie agricole et faire fuir les touristes, d’ordinaire nombreux dans cet été austral qui coïncide avec les vacances scolaires. Les pluies qui viennent du Pacifique et du sud de la Bolivie n’ont pour l’instant fait aucune victime, mais les dégâts commencent à se compter par milliards de pesos. Qu’il s’agisse des routes à réparer tous les jours, des falaises écroulées sur les chaussées ou sur les pistes, ou des bulldozers qui, au péril de la vie de leurs conducteurs, s’affairent sur les passages les plus difficiles pour dégager le passage des voitures. Un travail qu’il faut parfois, comme sur la route 33, reliant Cuchi à Salta, recommencer toutes les dix minutes au coeur des nuages qui réduisent la visibilité, la boue revenant immédiatement obstruer les gués dégagés à grand-peine. Peu à peu, la montagne s’effondre dans les vallées, et les torrents et les rivières, couleur de terre, emportent au loin vers la mer le meilleur des espaces cultivables. Et les hélicoptères maintiennent, dans des conditions dangereuses, l’approvisionnement des populations isolées. Dans de nombreux villages, des habitants de santé fragile ont été regroupés dans des zones où ils peuvent être soignés et trouver des médicaments.

Andrés, agriculteur de la région de Poma, ne sait plus à quel saint se vouer et craint que ses champs, proches du lit d’une grande rivière, soient brutalement emportés par une vague plus forte que les autres : son maïs, ses fèves, ses tomates, le colza dont il fait son huile et ses pommes de terre sont en sursis, tandis que la piste par laquelle il accède à ses terres est de plus en plus impraticable. Des rochers l’obstruent régulièrement et, même dans les parties bitumées, la route est remplacée par de vastes marais dont il est impossible de mesurer la profondeur. Pour lui, comme pour les viticulteurs qui ont des vignes jusqu’à 3 000 mètres, la situation se dégrade depuis une dizaine d’années : « Notre hiver est de plus en plus humide, ce qui favorise les maladies, contre lesquelles je n’ai pas les moyens de lutter car le soufre et le cuivre, les seuls produits que je peux acheter sans me ruiner, deviennent inefficaces. D’autant plus que l’humidité dure pratiquement toute l’année, alors que la température ne descend plus suffisamment bas, même ici, à 3 200 mètres d’altitude. Je ne vivais pas trop mal avec ma femme et mes trois enfants, mais si cela continue je redoute le pire, ou l’exil. »

Un autre petit agriculteur de la zone de Guachipas, une cinquantaine de kilomètres au sud de Salta, craint pour l’avenir de sa famille : « Regardez mes champs, ils sont couverts d’une eau qui ne s’écoule plus, jamais je ne vais pouvoir sauver mes récoltes. Je n’aurai pratiquement rien à vendre et je ne vais pas pouvoir faire de provisions pour le reste de l’année. » Dans un petit carré dont l’eau s’est retirée, il fouille la terre pour en sortir de jeunes pommes de terre déjà pourries ; une partie de son maïs, les pieds dans une trentaine de centimètres d’eau, a été hachée par la grêle, et il craint de ne pas récolter une seule tomate.</>

La mythique Routa 40, qui monte de la Patagonie vers la frontière bolivienne, est difficilement praticable. À l’altitude de 3 515 mètres, elle se transforme en une piste qui monte vers l’un des plus hauts cols d’Amérique latine (à 4 800 mètres), où un effondrement de quatre mètres de hauteur interdit toute progression. D’après les autorités, qui publient communiqué sur communiqué pour rassurer la population, quand les pluies quotidiennes auront cessé, il faudra au moins trois mois pour tout réparer et rétablir une situation à peu près normale.

Dans l’indifférence générale, puisqu’il n’y a pas de morts, le nord de l’Argentine vit donc toutes les affres du changement climatique ordinaire, celui qui transforme les équilibres sociaux, détruit les économies de subsistance et la vie quotidienne des gens. Situation qui risque d’accélérer le départ des populations indiennes ­ majoritairement des Quechuas ­ vers les grandes villes dans un pays qui n’est pas encore remis de la crise qui l’a frappé de 2000 à 2003. Une époque qui avait fait disparaître la monnaie et jeté des centaines de milliers de personnes dans les rues.

Depuis notre arrivée dans la région, nous ne rencontrons, en ville et en zone rurale, que des personnes angoissées par la modification de leur milieu de vie. Menaces si fortes que les autorités ont entrepris des campagnes de fumigation destinées à éviter le développement de cette terrible maladie qu’est la dengue. À Salta, de nombreuses boutiques proclament qu’elles ont été désinfectées pour rassurer leur clientèle.

La région risque d’être bouleversée par ce changement climatique insidieux. Comme nous le disait un petit groupe d’écologistes de Santa Maria, « si la situation ne change pas, si les pluies et les orages ne cessent pas de détruire le milieu naturel en même temps que se réduit paradoxalement la quantité d’eau disponible le reste de l’année, parce que les fleuves en crue emportent tout vers la mer, dans une dizaine d’années, la quasi-totalité des 22 000 habitants de notre cité auront dû migrer ailleurs, vers la côte, vers le Sud, où ils iront grossir la cohorte des chômeurs. Ne resteront dans la région que les entreprises internationales qui exploitent le minerai de cuivre, l’or, l’uranium et le thallium… sans que le gouvernement ne leur impose de normes antipollution ».

Écologie
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