Fidel, au tribunal de l’histoire

Denis Sieffert  • 28 février 2008 abonné·es

Les procureurs sont si nombreux qu’il faudrait bien plus que cette modeste page pour réexaminer équitablement le cas de Fidel Castro. En outre, nous n’avons pas envie ici de défendre l’indéfendable : l’emprisonnement d’intellectuels et de journalistes, la persécution des homosexuels, la peine de mort, la crispation progressive du régime et, pour tout

Illustration - Fidel, au tribunal de l’histoire

dire, sa stalinisation. Si l’on ajoute au tableau les aspects tropicaux qui, chez nous, prêtent facilement à la raillerie ­ le paternalisme, les discours de six heures, le verbe emphatique, le compte est bon. Et pourtant, ce n’est pas si simple. Les arguments en faveur de l’homme qui vient de quitter la présidence de son pays ne manquent pas. Passons sur le fait que le régime castriste a succédé à une épouvantable dictature, elle-même héritière d’une sinistre lignée, et qu’avant lui Cuba était, comme on dit, « le bordel de l’Amérique ». Si la mémoire de ce passé douloureux a longtemps assuré à Castro un large soutien populaire, elle ne suffit plus aux jeunes générations. Ce n’est donc pas de l’avant 1959 qu’il s’agit, mais bien de cette page d’histoire qui se tourne, tant bien que mal, aujourd’hui. On ne comprend rien à Cuba si on oublie le perpétuel corps à corps avec « l’impérialisme américain ». Pour les Cubains, la doctrine Monroe ­ qui prétendait faire de l’Amérique latine la chasse gardée du « Yankee » ­ a toujours une brûlante actualité. La révolution cubaine ne se juge jamais seule. C’est un couple qu’il faut considérer. Castro, c’est aussi l’indépendance !

Lorsqu’ils entrent triomphalement à La Havane, le 8 janvier 1959, les Barbudos ne chassent pas seulement une dictature ; c’est une colonie qu’ils libèrent. C’est un pays, une économie, un peuple qu’ils arrachent aux griffes du surpuissant voisin. Contrairement à une histoire réécrite par leurs ennemis, ils ne sont alors ni staliniens (le PC cubain et l’URSS les regardent avec méfiance quand ce n’est pas hostilité), ni même violemment anti-américains. En avril 1960, c’est d’ailleurs à Washington que Castro réserve sa première visite. Mais le conflit d’intérêt est immédiat. Les États-Unis n’admettent pas que le nouveau régime limite à 50 % la part des capitaux étrangers dans les entreprises insulaires. Ils ne veulent pas d’une réforme agraire qui, pourtant, ne supprime ni le domaine privé (encore 56 % en 1962) ni la propriété étrangère. Un gouvernement qui accorde un titre de propriété à plus de cent mille paysans et qui redistribue deux tiers des terres cultivables ne peut être qu’épouvantablement communiste. Aussitôt, les représailles s’abattent, à la fois économiques et militaires. La production sucrière est boycottée. Les raffineries nord-américaines refusent de traiter le pétrole acheté à l’URSS. Tête contre tête, Castro se radicalise et met sous séquestre les firmes pétrolières américaines. En octobre, les bombes s’abattent sur La Havane. En avril 1961, c’est la fameuse et pitoyable tentative d’invasion de la Baie des Cochons, orchestrée par la CIA.

Et en 1962, c’est le début d’un blocus qui ne sera plus jamais levé. Paradoxalement, c’est l’aversion idéologique des États-Unis pour le Cuba de Castro qui jettera ce nationaliste d’abord vaguement marxisant dans les bras de Moscou. Instinct de survie plus que choix affinitaire. On ne compte plus ensuite les coups fourrés et autres tentatives d’assassinat ourdies depuis Washington. Où finit la méfiance et où commence la paranoïa ? Qui peut le dire ? En février 2003, il est en tout cas avéré que l’émissaire américain James Cason tente de regrouper, à La Havane même, les opposants au régime. Une vague d’arrestations s’ensuit qui alimente aujourd’hui la mobilisation du monde occidental. On ne saurait pourtant oublier qu’à un mois de la guerre d’Irak, l’ambiance était aux menaces d’attaques préventives contre les pays dits « terroristes ». Si bien que, même dans ses excès les plus récents, le régime ne peut se juger hors de la pression de Washington. Hélas, beaucoup de ses procureurs agissent moins pour les « droits de l’homme » qu’avec l’obsédante arrière-pensée de rendre Cuba aux États-Unis et à l’ultralibéralisme. S’il ne s’agit pas d’absoudre un régime qui n’a pas voulu ou pas pu être démocratique, on ne peut ignorer l’alternative qu’on lui promettait. Et que, sans doute, on lui promet encore quand on parle de « changement ». Et puis n’oublions jamais que, dans une terrible adversité, la révolution a réalisé en ses débuts une oeuvre admirable d’alphabétisation massive, et créé un système de santé haut de gamme. La question qui se pose est celle, trop connue, de la conciliation de la liberté et de la redistribution des richesses. Mais pourquoi faudrait-il la poser plus à Fidel Castro qu’à George Bush ?

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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