Journal au plomb

Enrico Fenzi, membre des Brigades rouges, a tenu son journal en prison, au début des années 1980. Il y relate son parcours politique dans l’Italie des « années de plomb » et livre un témoignage émouvant sur l’univers carcéral.

Olivier Doubre  • 28 février 2008 abonné·es

En avril 1981, Enrico Fenzi est arrêté en compagnie de Mario Moretti, le chef des Brigades rouges (BR) et l’un des auteurs de l’événement le plus retentissant des années 1970 en Italie : l’enlèvement puis l’assassinat du président de la Démocratie chrétienne, Aldo Moro. Ils sont armés, et leur arrestation dans une petite rue de Milan est mouvementée. Ayant déjà passé un an en prison en 1979, Enrico Fenzi n’a qu’un seul souci à ce moment précis, projeté à terre par trois policiers, c’est de ne pas perdre ni avaler le dentier de la partie supérieure de sa mâchoire : « En prison, les dents sont un des biens les plus précieux […]Je ne veux pas rester des années sans dents. » Sa seconde arrestation, en compagnie de l’homme le plus recherché d’Italie, le place alors sous le feu des projecteurs, lui conférant de fait une célébrité plutôt démesurée par rapport à ses véritables faits d’armes.

Professeur de littérature italienne à l’université de Gênes avant d’entrer en clandestinité, Enrico Fenzi, en prison, se tourne naturellement vers l’écriture, après quelques mois d’isolement. Bien qu’il écrive a posteriori , il choisit la forme du journal pour raconter sa participation aux Brigades rouges, premier groupe armé par le nombre de ses militants (plus d’un millier) des années de plomb. Il en ressort un document assez inédit sur cette époque qui, aujourd’hui, fait l’objet de beaucoup de publications en Italie (entretiens avec des acteurs des événements, essais historiques et très nombreuses fictions). En effet, rares sont les témoignages directs, écrits dans un temps si peu éloigné des faits, puisque les principaux brigadistes ne donneront leur version que plusieurs décennies après.

Le parcours d’Enrico Fenzi est lui aussi original par rapport à la plupart des militants de l’organisation armée, avec laquelle il entre en contact courant 1976. S’il a participé aux occupations de l’université de Gênes en 1968, il n’adhère pas ensuite, comme beaucoup, aux groupes de l’extrême gauche « extraparlementaire », comme on l’appelle alors en Italie. Celle-ci lui semble surtout se complaire dans de beaux discours : « Ce n’était que bavardages, réunions, clins d’oeil complices, sous-entendus, une façon de tourner à vide que je détestais . » Enrico Fenzi veut agir. Il est alors profondément marqué par l’exécution, en 1976, à Gênes, sa ville, de l’intraitable juge Coco. Il s’agit en effet du premier assassinat politique commis par les BR, contre ce magistrat qui se vantait dans les médias de la sévérité des peines qu’il avait infligées aux militants et, de ce fait, honni par tout le movimento . « Contre la fatuité de l’extrême gauche, je commençais à préférer la lutte armée » , constate l’auteur…

C’est à ce moment-là qu’il fait savoir discrètement qu’il est disponible pour rejoindre les Brigades rouges. Dès les premières rencontres, son contact, Micaletto, clandestin, le fascine par sa rigueur et sa détermination, toujours calme et sur ses gardes. Mais c’est aussi l’ancien ouvrier qu’admire Enrico Fenzi, lui-même fils de manoeuvre. Et son Journal d’insister sur l’origine ouvrière d’une écrasante majorité de brigadistes, caractéristique souvent occultée en France, où l’on associe généralement extrême gauche et contestation estudiantine. Après une première et périlleuse distribution de tracts devant une usine de Gênes, où Fenzi note la distance prudente mais parfois bienveillante des ouvriers à l’égard des Brigades rouges, il fait le guet lors d’une action où Micaletto blesse un ingénieur, membre du PCI, en charge des restructurations dans une entreprise. Mais l’auteur n’entre cependant pas en clandestinité et continue sa vie de professeur. Quelques mois plus tard, surveillés, sa femme et lui sont pourtant arrêtés à leur domicile.

Après une longue période d’isolement, toujours en attente de son premier procès, Enrico Fenzi est transféré et se retrouve bientôt aux côtés des chefs historiques des BR, en particulier Curcio et Franceschini, leurs deux fondateurs. Seulement accusé de complicité, il est acquitté au bout d’un an de détention provisoire. C’est à la sortie de cette première incarcération qu’il décide, cette fois, d’entrer en clandestinité, bien que sa femme, elle aussi libérée, soit alors enceinte… Moins d’un an plus tard, son arrestation avec Mario Moretti symbolise le début de la déliquescence des groupes armés, minés par les arrestations, dénonciations et scissions internes.

Document de première main, ce Journal est donc d’abord un témoignage émouvant et précis sur l’univers carcéral, sa saleté ou l’extrême dureté des rapports humains qui y règne. Enrico Fenzi retrace en outre les combats politiques ­ mais aussi physiques ­ à l’intérieur des prisons où furent détenus les militants des années de plomb italiennes, membres de différents groupes armés rivaux, voire opposés. Volontairement mélangés par les autorités, placés à côté de mafieux, ils côtoient aussi certains autres militants politiques du movimento . Enrico Fenzi discute ainsi parfois, dans la cour de la promenade, avec le philosophe Toni Negri ou l’activiste Oreste Scalzone qui, s’ils n’ont jamais pratiqué la violence armée, furent arrêtés comme idéologues ou organisateurs de la contestation à la fin de la décennie.

La tension était alors à son comble au sein des prisons, et le pouvoir voit là un moyen efficace pour affaiblir militants gauchistes et groupes armés. L’auteur rapporte ainsi plusieurs cas de lynchage ou de strangulation à l’encontre de supposés traîtres ou de membres d’autres groupes, sans oublier de sévères passages à tabac par les surveillants après toute velléité de révolte. Ces événements, mal connus en France, montrent bien par quels drames se sont conclues les années 1970 en Italie, bien loin des espoirs de 1968. Sensible mais parfois amer, l’ouvrage d’Enrico Fenzi est aussi un éclairage de leur face sombre.

Idées
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