L’écran de fumée

Jean-Marie Harribey  • 7 février 2008 abonné·es

Les salariés au chômage ou précarisés, les citoyens dépourvus de tout portefeuille d’actions et tout homme plus épris de culture que d’indices boursiers regardent, éberlués, les soubresauts de la finance qui, périodiquement, plongent le monde dans la crise. Ils écoutent aussi, médusés, les doctes commentateurs leur expliquer que des centaines de milliards de dollars ont été perdus, « sont partis en fumée » ou « se sont évaporés » .

La différence entre l’évaporation de l’eau et un krach boursier est que l’eau qui s’évapore existe, alors que l’évanouissement de la capitalisation boursière n’est que la dissipation d’un mirage, d’une fiction.

Quand les actionnaires touchent leurs dividendes, c’est un prélèvement sur la valeur ajoutée (réelle) au cours de l’exercice (il s’agit d’un flux ). Si ces dividendes et l’ensemble des profits augmentent plus vite que la valeur ajoutée, alors leur part dans celle-ci augmente et la part des salaires diminue. Ce fut le cas au cours des trente dernières années, où les salaires progressèrent moins vite que la productivité du travail. L’Union européenne et le FMI viennent encore de confirmer que cette baisse représentait environ huit points de PIB.

Quand les actionnaires vendent leurs actions ( liquident leur patrimoine financier), ils se défont de la propriété du capital physique que représentent les actions. Autrement dit, il y a changement de mains du stock de capital. Que cet échange se fasse à un tarif plus haut ou plus bas que la veille ne change rien au flux de production ni au stock de capital productif. À l’instant t, je vends un bout de papier représentant des bâtiments, des machines, des logiciels à quelqu’un qui me cède ses euros et prend l’action. Jusque-là, il n’y a aucune augmentation ni soustraction de richesse réelle : le stock de capital a changé de « porteur ». Et, lorsque les spéculateurs (au hasard : la Société générale) dénouent leurs positions de « couverture de risques » prises sur des produits dérivés, les pertes des uns et les gains des autres sont un jeu à somme nulle.

Mais si je vends en t 1 , c’est que je parie que ça vaudra moins cher en t 2 , et l’acheteur parie l’inverse. En t 2 , l’un aura gagné son pari, l’autre l’aura perdu. Supposons que le cours ait monté, j’ai perdu le pari et mon espoir de gain entre t 1 et t 2, mais pas forcément d’argent si j’avais acheté plus bas en t 0, et lui n’a pas encore gagné d’argent. Il a gagné le pari en t 2 , fera-t-il le même pour t 3 ? Et moi, échaudé mais instruit, vais-je acheter maintenant ? Etc.

On pourrait donc se dire : les paris des spéculateurs ne regardent pas les salariés. Or, on constate, sur certaines longues périodes (parfois une décennie, comme celle de 1990), que tous les actionnaires peuvent gagner à la Bourse. Pourquoi, alors qu’en un instant donné l’espoir de gain transformé de l’un équivaut à un espoir envolé de l’autre, peuvent-ils tous s’enrichir sur la durée ? Pour le comprendre, il faut réunir deux bouts :

­ Ils gagnent s’ils liquident leur patrimoine, mais ils ne peuvent pas le faire tous en même temps. C’est la grande leçon de Keynes, qui expliqua pourquoi ils sont toujours sur le qui-vive. Pour que certains liquident , il faut que d’autres immobilisent leurs fonds ou bien qu’ils trouvent du crédit auprès du système bancaire. Par exemple, la Banque centrale européenne verrouille la création monétaire pour l’activité, mais est laxiste pour alimenter les circuits financiers.

­ Tous ceux qui liquident gagnent à long terme s’ils pressurent davantage la force de travail. Les dividendes fleurissent, ça se sait dans le monde de la finance, et le cours des actions monte d’autant plus vite que s’établit la croyance que le monde merveilleux de l’exploitation de la force de travail durera toujours. Autrement dit, ce que l’on appelle la plus-value boursière est toujours l’anticipation de l’augmentation de la plus-value réelle dans le secteur productif. C’est la grande leçon de Marx.

Alors, la magie et la fiction (puisque tous les spéculateurs ne peuvent pas « prendre leurs bénéfices » simultanément) s’installent, car l’accroissement des plus-values boursières dépasse l’accroissement de la plus-value réelle. D’où les mirages boursiers, notamment pour prétendument financer les retraites, et le développement d’un marché du risque qui pédale au-dessus du vide.

Au chapitre des mystifications, le 25 janvier, tous les médias ont titré : « La Société générale, victime d’une fraude énorme ». Parce qu’un trader employé pour spéculer avait spéculé ! La Bourse flambait et la bulle a explosé. Sans fumée. S’il n’y a pas de fumée sans feu, il y a des feux sans fumée. En guise de fumée, il y a juste un écran pour rendre les choses opaques aux citoyens. Il faut sauver le soldat Kerviel et condamner le capitalisme qui l’envoie au « front office » pour anticiper l’exploitation accrue de la force de travail.

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