« Une responsabilité collective »

D’après Patrick Savidan, président de l’Observatoire des inégalités*, l’individua-lisme à l’œuvre dans notre société met à mal la redistribution des richesses et fait dépendre
la situation sociale de la motivation personnelle.

Ingrid Merckx  • 7 février 2008
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En quoi l’égalité des chances vient-elle aujourd’hui masquer une société de « décohésion », où la compétition généralisée accentue dans le même temps la misère et l’opulence ?

Patrick Savidan : L’idée que l’on se fait aujourd’hui de l’égalité des chances a pour effet d’inviter chacun à se replier sur soi-même. Elle suggère qu’on ne doit et ne peut désormais compter que sur soi et, au fond, que les individus qui s’en sortent ne le doivent qu’à eux-mêmes. Cela justifie des écarts de revenus et de salaires de plus en plus importants, et rend problématique l’idée même de redistribution, même quand celle-ci a pour fonction première de financer des services publics.

Vous opposez à l’individualisme forcené le capital social comme facteur déterminant dans la production de richesses. Que reste-t-il de ce capital dans un système de capitalisme financier mondialisé ?

Ce système ne s’oppose pas au capital social. Au contraire, il s’en nourrit. Par capital social, je n’entends pas seulement les relations sociales, les réseaux de connaissance, qui donnent à certains un avantage déterminant par rapport à d’autres, lorsqu’il s’agit de trouver un emploi ou un stage intéressant, par exemple. J’entends aussi ce que l’économiste américain Herbert A. Simon y voit, soit tous les savoir-faire et savoirs accumulés dans une société au fil des générations, toutes ces compétences organisationnelles et gouvernementales, toutes ces institutions qui forment une sorte de « patrimoine social » dont le rôle dans la production de la richesse est fondamental. Si l’on comprend cela, alors on comprend que la richesse et la pauvreté ne sont pas qu’une question de motivation individuelle ou de talent personnel.

La lutte contre l’exclusion semble faire l’objet d’un consensus. Qu’en est-il réellement ?

Sur l’ensemble du spectre politique, personne ne se réjouit qu’il y ait des exclus. Mais cela n’empêche pas des différences importantes de se manifester dans la manière de traiter l’exclusion ou la situation des chômeurs en fin de droits. Pour autant, par-delà ces différences, notre pays a beaucoup perdu en cohésion sociale et en capacité redistributive à restreindre la justice sociale à la lutte contre l’exclusion. Il peut paraître urgent de resituer cette question dans une réflexion plus générale sur les inégalités dans la société. Cela permettrait évidemment de prendre en charge le problème de l’exclusion sans pour autant négliger les autres formes de vulnérabilité.

La politique des quotas, que l’on pose ces temps-ci comme seule réponse à l’injustice sociale, compense-t-elle les inégalités ?

La politique des quotas a pour ambition de lutter contre les formes plus ou moins exacerbées de racisme que subissent certains groupes. Son intention est donc bonne. En même temps, elle pose problème parce que son efficacité reste limitée par rapport aux objectifs poursuivis et parce qu’elle introduit dans le régime des droits une logique de différenciation identitaire délicate à appliquer. « Qui est quoi ? » et qui décide de la réponse à apporter à cette question ? Surtout, il me semble que cela conduit à marginaliser le problème social, qui est bien souvent le terreau sur lequel se développent la plupart des freins à l’intégration.

La justice sociale n’est-elle qu’une question de morale ? Et qu’une responsabilité de « l’État providence » ?

La justice sociale est bien une question de morale. C’est la raison pour laquelle il existe en France des centaines de milliers de bénévoles qui s’engagent pour venir en aide aux personnes en situation de pauvreté ou d’exclusion. Leur engagement montre bien, à ce niveau déjà, que la justice sociale n’est pas que l’affaire de l’État providence. Cela dit, la justice sociale est aussi une question « politique ». Elle renvoie à une certaine répartition des richesses, des avantages et des titres dans la société. Elle pose en outre le problème des mécanismes sociaux qui président à cette répartition et aux conditions politiques de leur reproduction. Prenons le cas des femmes, des jeunes, des personnes issues de l’immigration ou des étrangers travaillant en France : on peut faire un lien entre leur situation sociale défavorable et le fait qu’ils ne sont pas bien représentés sur le plan politique. C’est en ce sens que la question sociale est aussi une question politique et une responsabilité collective.

*Patrick Savidan est également maître de conférences en philosophie à l’université de Paris-Sorbonne, rédacteur en chef de la revue Raison publique et auteur de Repenser l’égalité des chances (Grasset).

Société
Temps de lecture : 4 minutes
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