Vendre plus pour gagner moins

Le secteur de la grande distribution est révélateur de l’accroissement des inégalités.
Le décalage grandissant entre les bénéfices des actionnaires et les salaires des employés provoque la colère de ces derniers, qui étaient en grève le 1er février.

Xavier Frison  • 7 février 2008
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Roulez tambour, sonnez trompettes, la grande distribution crée l’événement. Vendredi dernier, pour la première fois, les syndicats du secteur ont imposé une grève nationale en tête de gondole. Fatigués d’être sous-payés par des entreprises aux bénéfices colossaux, les salariés des grandes surfaces françaises ont arrêté la machine à produire du cash 24 heures durant. Pour exiger des salaires dignes de leur labeur. Pour demander, aussi, une répartition des bénéfices plus équitable entre actionnaires et employés.

Illustration - Vendre plus pour gagner moins


Des employés du magasin Carrefour de Montreuil manifestent contre les bas salaires, les temps partiels imposés et l’ouverture du dimanche, le 1er février.
LABAN-MATTEI/AFP

À l’évidence, les caisses sont pleines. Selon une étude du groupe d’analyse financière Alpha, « les groupes alimentaires français ont dégagé une création de valeur de l’ordre de 6 milliards d’euros entre 2004 et 2006 ». Ainsi, le groupe Carrefour est n° 1 de la grande distribution en Europe et n° 2 dans le monde, derrière la pieuvre américaine Wal-Mart : 97 milliards de chiffre d’affaires en 2006, 12 550 magasins dans 30 pays, plus de 450 000 salariés. Et un mode de fonctionnement passé en quelques années « du commerce familial au capitalisme financier » , analyse Charles Dassonville, secrétaire fédéral CGT chargé de la grande distribution. « Tout le secteur fait des bénéfices. Mais la masse salariale diminue tandis que les dividendes versés aux actionnaires augmentent. Chaque salarié leur rapporte entre 2 000 et 5 000 euros par an. Aujourd’hui, pour les Cora, Casino, Auchan, Leclerc et compagnie, la seule question c’est : « Comment créer plus de dividendes ? » »

Au Carrefour de la porte de Montreuil, juste derrière le périphérique parisien, le seul gimmick semble être « le chiffre, le chiffre, le chiffre ». Samir [^2], manutentionnaire de 27 ans, trois ans d’ancienneté et trois enfants en bas âge, sait dès potron-minet, à l’humeur de ses supérieurs, si les objectifs de vente de la veille ont été atteints ou non. La pression est permanente, les conditions de travail dantesques, pour 1 090 euros net par mois, prime de travail de nuit incluse : « Je me lève à 2 h du matin pour commencer à 3 h et finir entre midi et 13 heures, parfois plus. En fait, on fait toujours plus de 35 heures sans être payés plus, sinon le boulot n’est jamais fini, et comme on est consciencieux… C’est impossible de tout faire en 35 heures, on est en sous-effectif permanent. » Émacié, fatigué, Samir a perdu près de dix kilos en trois ans. Les heures supplémentaires non payées, transformées en récupération, ne servent à rien : « Qu’est-ce qu’on peut faire avec 1 000 euros par mois ? Partir en vacances, sortir, aller au ski ? Non, alors on reste chez nous. » Un collègue de Samir, 18 ans de Carrefour dans les pattes, montre ses mollets, couverts de varices. « Parfois, il s’écroule par terre, je le relève, explique Samir, mais il est épuisé. On manie des palettes très lourdes, des packs de bouteilles d’eau, c’est très dur. Il a encore cinq ou six ans avant la retraite, mais on ne lui propose pas de poste moins pénible. »

Cet employé du rayon frais, 950 euros à temps plein et deux disques vertébraux en compote, évoque la « pression psychologie, la violence verbale » des supérieurs, eux aussi soumis à une pression insoutenable pour tenir les objectifs : « On nous parle comme à des esclaves, sans jamais un merci. » Quant aux perspectives d’évolution et aux formations, autant ne pas compter dessus. « En trois ans, ma seule formation a consisté en une journée de secourisme , se désole Samir. On se lève tôt, on travaille dur, mais la classe pauvre, maintenant, c’est nous. C’est de l’esclavage moderne. »

Au coeur de ce système ultraproductiviste, tomber malade est une hérésie. Dans les locaux réservés au personnel, une pancarte donnait ce bon conseil aux caissières : « Pour les gens qui sont souvent malades, prenez des vitamines. » Sonia en rigole encore. Cette caissière de 49 ans gagne environ 550 euros par mois, pour 29 heures de travail hebdomadaire. Malgré les pressions « subtiles mais permanentes » de la direction pour empêcher la grève, elle a débrayé le 1er février. « Des tas de collègues sont malades de stress ou tombent en dépression. En janvier, après la période des fêtes, qui est extrêmement difficile, il y a de nombreux arrêts maladie. Le corps dit stop. » Depuis le couloir de la grande surface où les grévistes sont réunis, Sonia peut voir les responsables cravatés, les caissières intérimaires et les CDD à temps partiel derrière les tapis roulants. Le chiffre, le chiffre, le chiffre. « Je travaille de 10 h à 15 h ou de 15 h à 22 h 15. J’ai droit à 15 minutes de pause après 3 heures de travail. 3 heures en caisse, c’est épuisant, on finit par faire des erreurs dont on est responsables. Parfois, les clients sont agressifs. Nos responsables aussi. Il y a un manque de respect énorme de leur part. On est tout en bas de l’échelle. En plus, on nous demande de sourire ! Quand je suis du soir, je pars plutôt vers 22 h 30, voire 22 h 45, le temps de faire passer les derniers clients. Ensuite, il faut encore s’engueuler avec la sécurité du centre commercial, qui doit rouvrir les grilles pour nous. Les horaires ne sont jamais fixes, il faut se battre pour demander un jour de congé particulier. J’ai deux enfants, je ne veux pas travailler le dimanche. Mais, par solidarité avec les collègues, je dois parfois le faire. »

Les plus jeunes ne sont pas mieux lotis. Mickaël, 19 ans, s’occupe de la mise en rayon et étrenne son premier CDI dans le monde du travail. Il s’en souviendra : « Je bosse depuis un an et demi pour 985 euros net, travail de nuit compris. Je commence généralement à 6 h du matin. Je range les rayons, manie d’énormes palettes. Quand je travaille la nuit, c’est 17 euros en plus. » « C’est un boulot très physique , confirme Ahmed, 24 ans, qui compte bien ne pas rester au « niveau 1 » de la grille salariale toute sa vie. On nous fait miroiter des augmentations et des formations en nous disant : « Bossez plus et on vous donnera ce que vous demandez. » En fait, on n’obtient jamais rien. »

Julie, 21 ans, encore étudiante, trime en alternance au rayon décoration depuis septembre. « Je suis dégoûtée d’être là » , lâche-t-elle. Sa nouvelle supérieure lui avait promis des tâches intéressantes. Depuis quelques jours, Julie « nettoie un rayon de fond en comble, en décollant du vieil adhésif incrusté là depuis quinze ans » . Dans chaque rayon, dans chaque service, les mêmes histoires se répètent. Bachir travaille au rayon boulangerie depuis trois ans, de 2 h à 10 h du matin. Salarié de niveau 3B, l’échelle la plus élevée avant le poste de chef de rayon, il émarge royalement à 1 100 euros net par mois. Mêmes horaires décalés, même pénibilité et même salaire étriqué pour Jean-Pierre, neuf ans d’expérience au rayon pâtisserie. Et même sentiment d’aliénation : « Il faut produire, produire. »

[^2]: Tous les prénoms ont été changés.

Société
Temps de lecture : 6 minutes
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