«Ces vélos qui roulent pour la pub»

L’énorme succès des services de location de vélos en ville offre aux maires un argument électoral en or. Contrepartie ignorée du public : de juteux contrats d’affichage publicitaire, dont JCDecaux rafle les plus gros en France.

Patrick Piro  • 6 mars 2008 abonné·es

C’est l’effet de mode de ces municipales 2008 : les maires veulent tous des vélos en libre-service, et vite ! Tel un joker pour l’emporter dans les urnes… À Lyon, l’opposition au sortant Gérard Collomb (PS) se lasse, sans parade, de l’entendre servir le succès de « son » Vélo’v. À Paris, les 15 millions de locations de Vélib’ en sept mois parlent pour le socialiste Bertrand Delanoë, camouflant les quelques difficultés du système.

Illustration - «Ces vélos qui roulent pour la pub»


Jean-Claude Decaux, lors de l’inauguration de « Vélo Toulouse », en novembre 2007. PAVANI/AFP

À quelques jours des municipales, les annonces se précipitent. Depuis le 29 février, le Grand Dijon « offre » 400 bicyclettes dans 40 stations. Caen ne lancera les siennes que le 22 mars, mais on peut déjà s’abonner depuis quinze jours. Des équipements sont fournis par l’entreprise états-unienne Clear Channel. Premier afficheur publicitaire au monde, il bat un record de célérité à Perpignan : le 27 février, 150 vélos étaient déjà disponibles dans 14 stations, un mois à peine après l’attribution du marché ! JCDecaux n’est pas en reste : le concurrent acharné de Clear Channel a ouvert Velam à Amiens le 16 février.

L’entreprise française s’est même proclamée « numéro un mondial du vélo en libre-service » . Sur ce marché en pleine explosion, elle a pris un avantage considérable. Depuis Vélo’v à Lyon, en 2005, l’afficheur collectionne les succès, avec Vienne (Autriche), Cordoue, Gijon et Séville (Espagne), Bruxelles, Marseille, Aix-en-Provence, Toulouse, Rouen, Besançon, Mulhouse. Et, bien sûr, Paris, vitrine du groupe avec les 15 000 vélos et 1 200 stations de Vélib’, arrachée à Clear Channel au prix d’une bataille juridique acharnée et d’un triplement de son offre initiale [^2] ! Londres et Chicago veulent s’inspirer du formidable succès parisien. JCDecaux peut se frotter les mains.

« C’est très habile : qui peut s’élever contre l’engouement urbain pour le vélo ? » , relève Laure Nicolas, conseillère juridique de l’association Résistance à l’agression publicitaire (RAP), qui dénonce la mise sous coupe de ce nouveau service public par des financements privés, sous couvert de vertu écologiste.

Car dans la plupart des cas, la fourniture clef en main du système (gestion et maintenance comprises) a pour contrepartie une juteuse concession d’exploitation de l’affichage publicitaire dans le domaine public, et en général pour au moins dix ans.

Aucun argument fonctionnel ne justifie ce couplage
[^3] : c’est l’ultime déclinaison du modèle « prestation de service public contre exploitation publicitaire » qui a fait la fortune de JCDecaux, notamment avec les « abribus » et autre mobilier urbain. « Avant d’être le projet d’un mode de transport non polluant, ce système de vélos en libre-service est d’abord un marché publicitaire » , expose le RAP [^4].

Magie de la communication: hors coût de location (très modique), ces vélos « n’ont rien coûté aux habitants » , argumentent benoîtement les municipalités, qui avancent que seule la force de frappe financière d’un groupe privé permet de tels investissements (probablement 90 millions d’euros pour JCDecaux à Paris) dans des délais aussi courts.

La réalité est moins excitante. En effet, les vélos, qui restent la propriété de l’afficheur, ne sont nullement « gratuits ». Avec les contrats couplés, les villes renoncent généralement à l’intégralité de la redevance qu’elles percevraient de l’afficheur pour l’exploitation des panneaux publicitaires du domaine public ! Des villes comme Aix-en-Provence, qui n’offre que de 270 panneaux publicitaires, doivent même reverser un loyer annuel afin « d’équilibrer le contrat ».

L’engouement pour la formule couplée a aussi pour effet de privilégier les afficheurs aux professionnels de la location de vélo. Exemple flagrant à Toulouse, où la coopérative spécialisée Movimento a été évincée au profit de JCDecaux pour un marché de 235 stations et 2 400 vélos, dont les premiers circulent depuis novembre dernier. Le couplage avec le marché de la publicité ­ dont l’appel d’offres a été lancé le même jour et pour un délai identique ­ était pourtant optionnel. Mais avec 15 salariés et moins d’un million d’euros de chiffre d’affaires annuel (2,2 milliards d’euros pour JCDecaux), le petit poucet n’a pas pesé lourd. « Nous avons perdu de nombreux marchés en France » , reconnaît Antoine Plancke, chargé de communication à Movimento. À Toulouse, une première en France, l’afficheur a même obtenu que les stations mais aussi les vélos portent de la publicité. « Summum de la rentabilité, ce sont les utilisateurs qui pédalent pour Decaux ! » , commente Antoine Plancke.

Les spécialistes estiment la rentabilité de ces systèmes en libre-service de l’ordre de 40 %. Mais à Toulouse, comme dans la plupart des villes, les mécanismes financiers sont opaques, encore obscurcis s’il s’agit de contrats couplés. « Les services municipaux ignorent généralement le volume du marché de l’affichage de leur ville, ce qui les affaiblit lors des négociations » , souligne Laure Nicolas. En 2006, le rapport de la chambre régionale des comptes d’Île-de-France montrait que les municipalités ne percevaient qu’environ 30 % des recettes de la publicité générée sur le domaine public.

À terme, elles pourraient se mordre les doigts d’avoir choisi la facilité du troc vélo contre pub. Ces faux services publics signalent déjà leurs effets pervers. Par exemple, les stations JCDecaux ne peuvent pas s’implanter à proximité de gares parisiennes, car l’affichage y est géré par Clear Channel. Alors que l’hostilité du public grandit contre l’envahissement publicitaire (voir encadré Déboulonneurs), les afficheurs obtiennent couramment le droit d’accroître la surface qu’ils peuvent exploiter dans le domaine public. À Lyon, la ville a dû concéder de nouveaux panneaux à JCDecaux contre l’augmentation du nombre de vélos pour répondre à la demande.

À Paris, les conditions peuvent faire illusion : la ville, contre l’exploitation de plus de 1 600 panneaux publicitaires, a obtenu de percevoir une redevance ainsi que les revenus de la location des vélos. « Si le vélo devait servir à justifier une nouvelle inflation de panneaux en ville, ce serait pour le moins écologiquement discutable ! » , s’inquiétaient dans une tribune plusieurs élus verts, dont Denis Baupin, maire-adjoint aux transports de Paris [^5]. Pourtant, JCDecaux a obtenu de n’être affecté qu’à la marge par le nouveau règlement local de publicité (RLP). « Le groupe de travail qui l’élaborait a opportunément été mis en sommeil pendant dix-huit mois, témoigne Michel Blain, président de l’association Paysages de France. Le temps de rendre les exigences du RLP compatibles avec le contrat Vélib’, sans débat… »

Ainsi, le nombre des grands panneaux de 8 m2 devrait tomber à 350 contre 200 initialement (435 aujourd’hui). Et quand bien même le mobilier urbain publicitaire devrait être globalement réduit de 20 %, le chiffre d’affaires de l’afficheur devrait être multiplié par deux, grâce à l’autorisation de rendre défilants les quelque 1 300 panneaux de 2 m2. « Pour les Parisiens, il s’agit d’un triplement de l’exposition aux messages publicitaires, conclut Laure Nicolas. Lumineux la nuit, de surcroît, une gabegie énergétique… »

La position des afficheurs, JCDecaux en tête, a désormais tous les attributs d’un monopole sur les systèmes de vélo en libre-service. Illustration récente, avec le souhait de plusieurs municipalités de la proche banlieue parisienne de se doter de vélos en libre-service. Nécessairement compatibles avec Vélib’, notamment parce que déjà 15 % des usagers actuels sont susceptibles de traverser le boulevard périphérique. JCDecaux, dont le système est protégé par de multiples brevets, est donc de fait l’unique candidat à ce marché potentiel de 6 millions de personnes ! Le projet a été bloqué par un recours déposé par Clear Channel. Avant même d’en bénéficier, voilà les usagers de ce nouveau « service public » déjà pris en otages…

[^2]: Qui était de 7000 vélos et…un euro de redevance annuelle pour l’exploitation des panneaux publicitaires du domaine public.

[^3]: La Rochelle, Strasbourg ou Orléans ont d’ailleurs fait le choix de se doter de services de location de vélos déconnectés des contrats d’exploitation publicitaire.

[^4]: Dans un manifeste «pour des vélos libérés de la publicité». Voir le site .

[^5]: Libération, du 4 septembre 2007.

Écologie
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