L’hommage du vice à la vertu

Christophe Ramaux  • 27 mars 2008 abonné·es

Il y a deux lectures du cataclysme économique en cours. La lecture libérale: les banques centrales, par leur politique laxiste (haro sur Greenspan!), ont laissé enfler une bulle spéculative qui éclate aujourd’hui. Il y aurait excès de liquidités. Les risques d’inflation étant hypertrophiés pour l’occasion, la solution est le retour, dès que possible, à une politique monétaire rigoureuse via la hausse des taux d’intérêt. La lecture keynésienne: la bulle et la crise sont les produits d’un excès mondial d’épargne, lui-même lié à l’austérité salariale appliquée pour mieux servir les intérêts des plus riches, le monde de la finance se rémunérant grassement au passage. Les États-Unis, ainsi que la Grande-Bretagne et l’Espagne, ont dans ce contexte «sauvé» la croissance mondiale ces dernières années: non par la hausse des salaires, bien sûr, capitalisme actionnarial oblige, mais via l’endettement des ménages. D’où la crise. La solution? Relancer les salaires dans les pays développés et les pays émergents; baisser les taux d’intérêt pour soutenir la croissance et «euthanasier les rentiers»; rétablir un contrôle public des mouvements de capitaux et de la finance.

Face à la faillite en cours, l’intervention publique est massive: relance budgétaire de plus de 100milliards de dollars aux États-Unis, intervention des banques centrales pour assurer la liquidité des marchés, baisse drastique des taux d’intérêt par la FED(banque centrale américaine) [^2], et, enfin, nationalisation en cours de pans entiers de la finance. Faut-il s’en désoler? Oui, répondent certains. Les ultralibéraux, bien sûr, pour qui rien ne vaut une bonne cure. Mais aussi certains économistes qui fustigent la «socialisation des pertes et la privatisation des bénéfices» . Passons sur l’idée que la terre brûlée (en l’occurrence la débâcle économique) puisse être un terreau fertile pour construire une alternative. Il y a plus important: la crise en cours montre la vanité du libéralisme économique. Le marché n’est décidément ni autorégulateur ni autosuffisant. L’intervention publique est indispensable. La finance ne l’appelle-t-elle elle-même à la rescousse?

Une époque se clôt. La politique de classe menée ces trois dernières décennies a été d’une violence inouïe: chômage, précarité, austérité et insécurité sociale multiforme pour le plus grand nombre, explosion hallucinante des revenus d’une infime minorité, au mépris de l’idée même (constitutive pourtant des Révolutions française et américaine et, au-delà, de notre modernité) que les êtres humains doivent être tenus pour égaux. La pensée économique libérale ou social-libérale a pendant longtemps cherché à justifier cela… au nom de l’efficacité! Le Roi est à présent, et pour longtemps, nu.

Reste à construire l’alternative. Ce qui suppose d’abord de la penser. Car c’est bien d’abord dans les têtes que tout se joue. Les pièces du puzzle ne manquent pas. Reste à les assembler. Suggérons qu’un détour par les travaux de Marcel Gauchet ­qui a publié les deux premiers tomes de l’Avènement de la démocratie (Gallimard)­ est ici précieux.

Sa thèse: la démocratie constitutive de nos sociétés modernes tient par trois «pôles». Celui de l’individu, de sa liberté et du droit conçu pour la protéger. Celui du collectif, du politique, de l’État et de la nation, entendue comme forme de communauté politique permettant à la démocratie de se déployer. Celui de l’histoire par laquelle les sociétés se proposent de construire leur avenir, là où les sociétés «de religion» imposaient la prégnance du passé. La crise en cours, souligne Marcel Gauchet, est celle du libéralisme. Un libéralisme qui joue contre la démocratie en niant la spécificité, l’irréductibilité, du politique et de l’État, comme si le tout pouvait être résumé au jeu des parties. Le libéralisme prétend que la société n’a pas besoin du politique, du pouvoir, pour se former: elle lui préexiste et peut le réduire à sa volonté. Marcel Gauchet souligne, au passage, en quoi la pensée socialiste est prisonnière de cette pensée: ne soutient-elle pas, elle aussi, que la «société» (la «lutte des classes» en l’occurrence) prime sur le politique?

Même si ce n’est pas le coeur de son propos, Marcel Gauchet, ici et là, rabat l’économie au «marché». À son encontre, on peut soutenir que l’économie, à l’instar de la société dans son ensemble, relève bien, elle aussi, d’un «régime mixte». Dit autrement: nous ne vivons pas dans des «économies de marché», où l’État ne serait qu’une béquille. Nous vivons d’ores et déjà ­et la crise en cours nous le rappelle avec force­ dans des «économies mixtes» avec du marché, du capital (les deux termes n’étant pas synonymes) et de l’intervention publique. Quelle place accorder à l’un et à l’autre? À l’encontre des libéraux, c’est bien sur cette question que doit pouvoir aussi porter le débat démocratique.

[^2]: La Banque centrale européenne(BCE) reste, comme à son habitude, orthodoxe, et alimente par là même l’appréciation de l’euro et l’atonie de la croissance en Europe.

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