Salon du livre : « Un critère politique est sous-jacent au critère linguistique »

Essayiste et traducteur israélien, Amotz Giladi* regrette que le Salon du livre de Paris n’ait invité que des auteurs israéliens écrivant en hébreu. Décision qui enferme Israël dans une image monolingue et monoculturelle.

Christophe Kantcheff  • 13 mars 2008 abonné·es

Que vous inspire l’invitation au Salon du livre d’écrivains israéliens selon le seul critère de la langue hébraïque, alors qu’un certain nombre d’écrivains en Israël écrivent en arabe, en russe, en français ou en anglais?

Amotz Giladi : L’application de ce critère linguistique m’inquiète, pas seulement à cause de la fausse image monolingue qu’Israël offre ainsi au monde, mais d’abord à cause du reflet que cela nous renvoie de nous-mêmes : malgré la réalité multiethnique et multilinguistique du pays (dont l’arabe et l’anglais sont aussi des langues officielles), notre culture est encore loin d’être pluraliste. Le seul écrivain arabe invité est Sayed Kashua, qui écrit en hébreu.

Illustration - Salon du livre : « Un critère politique est sous-jacent au critère linguistique »


Tel Aviv, 10 août 2006 : conversation entre les écrivains David Grossman, Avraham B. Yehoshua et Amos Oz. GETTY IMAGES/AFP

À ses débuts, l’État d’Israël appliquait une idéologie d’hébraïsation qui visait l’effacement des langues des immigrés. Cette tendance s’est affaiblie par la suite : par exemple, les grands flux d’immigrés russes venus après la dissolution de l’URSS ont largement maintenu l’usage de la langue russe en Israël. De plus, on observe ces dernières années un renouveau d’intérêt pour le yiddish, qui avait été l’une des principales victimes de l’idéologie d’hébraïsation. Mais la littérature en yiddish, qui tient une place importante dans la généalogie de la littérature hébraïque moderne, sera représentée au Salon par une seule rencontre. Même si notre culture est de plus en plus multilingue, nos institutions ne reflètent pas cette réalité.

Hormis la question de la langue, que pensez-vous de la sélection des écrivains invités ?

Visiblement, la sélection des écrivains invités a reposé aussi sur le critère des traductions : tous ont au moins un livre traduit en français. Or, parmi les trente-neuf invités, treize ne verront paraître leur première traduction française que cette année. Cela nous montre de nouveau le caractère problématique du critère linguistique, car nombre d’auteurs israéliens écrivant en d’autres langues sont traduits et édités en France depuis longtemps.

En réalité, un critère politique semble être sous-jacent au critère linguistique. Il est vrai qu’Aharon Shabtaï, l’un des poètes engagés les plus critiques envers la politique israélienne, a bien été invité au Salon du livre, et il a décliné l’invitation. Mais, plus généralement, alors qu’Israël fête en 2008 ses 60 ans d’indépendance, il n’y aura guère de référence au Salon du livre à ce que 1948 représente pour la minorité arabe dans le pays. La pluralité de visions historiques, indispensable pour une culture saine et viable, est ainsi absente du stand israélien.

Amos Oz, David Grossman et Avraham B.Yehoshua sont présentés en France comme les trois piliers de la littérature israélienne, tandis qu’Etgar Keret en serait la figure du renouveau. Qu’en pensez-vous?

Certes, Amos Oz, David Grossman et Avraham B. Yehoshua sont les trois grandes figures consacrées de la littérature hébraïque contemporaine. Il est vrai aussi que les récits d’Etgar Keret représentent un style jeune, argotique, s’éloignant des préoccupations nationales. On a pu le voir récemment dans son film les Méduses , qui présente une image dépolitisée de Tel-Aviv. Je ne pense pas que les écrivains israéliens soient obligés de prendre dans leurs oeuvres une position politique explicite ou implicite. Mais je crois qu’il est important d’observer la façon dont ils assument leur rôle d’intellectuels dans le débat public.

Nous avons eu des exemples éclairants et tragiques à ce sujet lors de la deuxième guerre du Liban. Au début du conflit, Amos Oz, David Grossman et Avraham B. Yehoshua ont tenu une conférence de presse pour exprimer leur soutien aux opérations militaires israéliennes. Ensuite, aux derniers jours de la guerre, ils ont tenu une deuxième conférence de presse, cette fois pour soutenir l’accord de cessez-le-feu qui s’esquissait déjà, et pour s’opposer à la poursuite des opérations décidée par le gouvernement. On connaît la fin douloureuse de cette histoire : le fils de Grossman a été tué au combat peu après la deuxième conférence de presse.

Un clivage politique s’est dégagé entre, d’une part, plusieurs figures consacrées, comme Oz, Grossman et Yehoshua, et, d’autre part, des écrivains qui ont pris une position pacifiste, notamment des jeunes. Ayant lancé une pétition contre la guerre, ceux-ci ont sollicité, entre autres, Etgar Keret, qui a refusé de la signer. En quelque sorte, Oz, Grossman, Yehoshua et Keret se trouvaient, presque tout au long de la guerre, dans le même camp d’intellectuels, avec ceux qui ne voulaient pas remettre en question les décisions du gouvernement.

La scène littéraire israélienne paraît très dynamique. Les éditeurs sont-ils nombreux et indépendants ? Les batailles esthétiques existent-elles ? Les revues jouent-elles un rôle important, en particulier pour les jeunes écrivains ?

La vie littéraire israélienne des dernières années voit une floraison de petites maisons d’édition, dont certaines connaissent une croissance importante. On peut par exemple mentionner Resling, maison spécialisée dans la pensée moderne et postmoderne, notamment française. Depuis sa création en 2000, elle a publié 200 titres. Or, si Resling a maintenu son indépendance, les petites maisons d’édition qui se développent pour atteindre des dimensions moyennes finissent souvent par être rachetées par l’une des grandes maisons. Autrement, les éditeurs de taille petite et moyenne risquent de rencontrer des difficultés matérielles considérables. C’est le cas d’Andalus, maison d’édition spécialisée dans le domaine fort négligé de traduction de la littérature arabe vers l’hébreu.

À partir de 2005, une floraison importante s’observe aussi en ce qui concerne les revues littéraires. Celles-ci permettent aux écrivains ­ notamment aux jeunes ­ de prendre une position esthétique et politique qui constitue une référence claire dans le débat littéraire. Ainsi, il existe une revue de littérature engagée ( Mita’am ), une adoptant des formes plus clownesques de contestation politique, qui ne sont pas sans rappeler le dadaïsme ( Ma’ayan ), une qui met en avant les préoccupations esthétiques et se consacre partiellement à une démarche néoclassiciste ( Ô ! ), et même une consacrée à la redécouverte de la culture yiddish ( Davka ).

Est-ce que les thématiques de la guerre, des colonies en territoire palestinien, de l’occupation pèsent sur les écrivains israéliens?

L’ombre de l’occupation et de la guerre plane sur la littérature israélienne. Il n’est pas facile de contourner ces questions dans un champ littéraire aussi politisé. Même le formalisme et l’art pour l’art sont impliqués parfois dans une orientation politique : le refus d’aborder la réalité violente et guerrière, ne fût-ce que pour la dénoncer, exprimerait ainsi une aliénation accrue face à l’ensemble du discours politique israélien. Mais le fait de privilégier des thématiques plus individuelles peut s’étayer sur une position politique contestataire. L’un des signataires de la pétition contre la deuxième guerre du Liban, Roÿ Hen, a énoncé d’une façon particulièrement claire le lien qui existe entre l’autonomie esthétique qu’il revendique et la position politique qu’il prend : « Je veux de la tranquillité pour pouvoir élever mon enfant et être avec ma femme, et travailler, faire de la littérature. J’ai le droit d’y aspirer. Je leur parle [aux dirigeants politiques et militaires] comme un égoïste et comme une personne simple qui vit ici. »

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