Souffrir en travaillant

Un rapport sur le stress au travail vient d’être remis à Xavier Bertrand. Les spécialistes de la santé au travail jugent sévèrement ce document
qui, selon eux, évacue la question psychosociale.

Pauline Graulle  • 20 mars 2008 abonné·es

Enfin ! Alors qu’une vague de suicides continue de s’abattre sur le monde du travail, il était grand temps que les pouvoirs publics prennent la mesure du mal-être grandissant des salariés en France. Très attendu par l’opinion publique et par les partenaires sociaux, le rapport
[^2] remis au ministre du Travail était donc censé marquer un départ inédit vers la prise en compte des risques psychosociaux dans l’entreprise. « Nous allons lever un tabou en parlant de stress au travail » , s’est félicité Xavier Bertrand. Et d’annoncer que, d’ici deux à trois ans, la France rejoindrait les pays les plus avancés en matière de combat contre ce mal qui, du cadre supérieur à l’employé de la Fonction publique, ronge l’ensemble des travailleurs.

Illustration - Souffrir en travaillant


Le technocentre Renault, à Guyancourt, où plusieurs salariés se sont suicidés.
AFP

Mais Xavier Bertrand devrait rester modeste. Car, malgré la couverture médiatique dont il bénéficie, ce rapport, censé être « fondateur » , est pour le moins tiédasse. Les spécialistes de la santé au travail lui accordent le mérite de reconnaître officiellement l’importance de la question, mais ils sont beaucoup plus réservés quant à la teneur du texte, jugé tour à tour « sans intérêt » , « contestable », voire « scandaleux » . La controverse a commencé dès la désignation des experts chargés de la mission, Philippe Nasse, statisticien, et Patrick Légeron, psychiatre. Car ce dernier est surtout le directeur du cabinet de conseil en gestion du stress Stimulus. Un établissement dont les entreprises clientes ­ IBM, BNP-Paribas, France Télécom, La Poste, etc. ­ s’illustrent autant par leur chiffre d’affaires que par le nombre de suicides qui y sont recensés. Et Dominique Huez, directeur de l’association Santé et médecine du travail (SMT), d’ironiser : « En nommant Patrick Légeron à la tête de cette étude, le gouvernement a réussi à ancrer la gestion du risque psychosocial au coeur des conflits d’intérêt ! »

Mais le débat n’a pas droit de cité ici. Car, sous prétexte de trouver un consensus scientifique de base, le rapport évite soigneusement les sujets qui fâchent : les enjeux de pouvoir, l’exploitation, la peur, etc. Et si les auteurs admettent du bout des lèvres que l’organisation du travail peut effectivement constituer un facteur de stress, ils restent d’une discrétion de Sioux sur ce point : « Par un tour de passe-passe idéologique incroyable, on aplatit la complexité des risques psychosociaux, réduits à la question du stress individuel , estime le sociologue Vincent de Gaulejac [^3]. On nie toute discussion sur les causes, on occulte la violence des rapports sociaux, on exclut tout ce qui n’entre pas dans les méthodes objectivistes du Dr Légeron. On fait comme s’il n’était pas avéré par toutes les enquêtes que l’augmentation des troubles psychiques, psychosomatiques et du sentiment de harcèlement n’était pas liée aux modes d’organisation du travail. »

Le psychiatre est ainsi soupçonné de détourner l’attention sur les symptômes plutôt que d’essayer de comprendre les racines profondes du mal, pourtant connues et étudiées depuis des années, notamment la perte de sens, la précarisation, la logique de rentabilité maximum en un minimum de temps, les nouveaux managements, la confiscation démocratique sur le lieu de travail, le démembrement des collectifs.

« C’est le travail qu’il faut soigner, pas les salariés?! » , plaide Jean-François Naton, conseiller confédéral de la CGT et auteur d’un ouvrage sur la souffrance au travail [^4]. « Ce qui est tragique, ce n’est pas tant le stress que la souffrance qu’il y a derrière , souligne Yusuf Ghanty, médecin du travail, membre du collectif des médecins du travail de Bourg-en-Bresse. Cette notion de stress est politiquement correcte et, au fond, elle ne veut rien dire. Or, la souffrance ne s’appréhende pas par des statistiques mais par la clinique. »

Reste que la mesure phare du rapport, c’est précisément la constitution d’un « indicateur global du stress » pour observer ce que tous les professionnels de la santé au travail connaissent depuis belle lurette. « Va-t-on réinventer un outil qui risque de se substituer à ceux déjà existants ? , s’interroge le statisticien et ergonome Serge Volkoff. Le mythe d’une approche prétendument objective, neutre et incontestable du mal-être au travail est dangereux. Car le risque psychosocial a de multiples facettes. À l’intérieur d’un même champ professionnel, il n’a pas les mêmes causes et, donc, nécessite des moyens d’actions différents. »

Ainsi, rien de tel que l’instauration d’un indicateur unique et « officiel » pour évacuer les enquêtes qui chagrinent un peu trop le patronat. Comme l’enquête Sumer [^5].), qui pose depuis des années le problème de l’organisation du travail. Alors, il ne fait aucun doute que le rapport réalisera très bien son objectif : mettre l’éteignoir sur l’appel au secours des salariés. Et surtout, ne rien changer.

[^2]: Rapport sur la détermination, la mesure et le suivi des risques psychosociaux au travail, Philippe Nasse et Patrick Légeron.

[^3]: Vincent de Gaulejac est l’auteur de laSociété malade de la gestion, Seuil, 2005.

[^4]: À la reconquête du travail, parution le 27mars, Indigènes Editions.

[^5]: Enquête sur les expositions aux risques professionnels des salariés, mise en place par le ministère du Travail, pilotée par la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) et la DGT (Inspection médicale du travail

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