Voyage dans l’hyperprésent

Trouillard et Pastor imaginent notre avenir très urbain, noyant le passé dans le décor, et la responsabilité humaine dans la foule.

Marion Dumand  • 6 mars 2008 abonné·es

Fini le temps des navettes spatiales, de la colonisation de la lune ou d’une technologie ludique. Mis en scène par Guillaume Trouillard ou Anthony Pastor, le futur ne diffère guère du présent, si ce n’est qu’il en grossit les traits à l’extrême. Un effet d’optique que partagent Colibri et Hôtel Koral , où l’image se taille la part du lion et entraîne le lecteur dans un univers urbain. Mais ces deux bandes dessinées ne reposent pas sur la même préoccupation. Le vagabondage poétique de Colibri , au sein d’une mégalopole, s’inquiète d’abord de l’environnement et des liens entre les hommes, tandis que l’enquête presque en huis clos d’ Hôtel Koral cherche à retrouver les traces d’un passé brouillé par la guerre civile.

Rues parsemées de parkings, hôtel et fast-food très middle-class américaine : les décors d’Anthony Pastor sont d’une banalité toute contemporaine. Les traits au stylo, serrés, aiment à s’attarder sur des détails (papier peint, chien errant…) et créent peu à peu une atmosphère pesante. Tout comme les bribes de dialogues, à la marge des cases, laissent entrevoir une vérité troublante. Car cette surface prosaïque, reconnaissable, cache le drame : une guerre civile a eu lieu, avec son cortège de paranoïa, ennemis intérieurs, prisons secrètes et autres tortures.

Fille d’un riche industriel, Marylin mène l’enquête, interroge la volonté paternelle et les fondations de l’hôtel : la première a construit les secondes, mais toutes reposent sur le mensonge. Ainsi de cet hôtel Koral, élevé non pas sur un cimetière indien mais sur une centrale hydraulique devenue centre d’interrogatoire. Avec ses deus ex machina , l’intrigue légère sert de prétexte à ausculter la dissimulation quotidienne. C’est elle qui amoindrit jusqu’à l’horreur, elle qui rejette à la marge les victimes passées tout en permettant aux anciens bourreaux de se fondre dans le décor.

Le décor est le sujet même de Colibri , bande dessinée construite sur le modèle de l’errance, de la divagation. Comme si tout le récit se passait à vol d’oiseau. Le lecteur se voit transbahuté d’un personnage à l’autre, passe de rues en intérieurs et parcourt ainsi une mégalopole surréaliste. Surréaliste, oui, mais pas irréaliste. Guillaume Trouillard pousse à l’extrême les rouages de nos capitales. Il s’en moque avec poésie, les peint d’ocres colorés, les habille de contours floutés. Et préfère surtout le burlesque à la gravité. Jugez plutôt : n’ayant pas respecté le « passage hérisson », un gros 4×4 en écrase un avant d’être à son tour aplati par un éléphant, devenu véhicule de luxe… Sans nature, la ville ravage tout sur son passage, et la responsabilité humaine semble s’être noyée dans la foule. L’« indigène » y est réduit à pêcher du poisson en barquette sous le regard enthousiaste de touristes américains, et tout un chacun à se décontaminer après une excursion en forêt. Extrêmement inventif, fourmillant d’onomatopées et de détails saugrenus *, Colibri* a reçu le prix des lecteurs de Libération . On comprend pourquoi.

Culture
Temps de lecture : 3 minutes