« Cela devient difficile d’assurer trois repas quotidiens »

Au Sénégal, la hausse des prix des produits de consommation courante, particulièrement le riz, est ressentie très durement par la majorité de la population. Reportage de Marie-Laure Josselin.

Marie-Laure Josselin.  • 24 avril 2008
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Le soleil tape, cet après-midi, sur la plage de Yoff. Quelques personnes sont allongées sous des paillotes. Elimane Sylla prend un thon, le vide puis le farcit et le dépose à côté de cinq grosses sardines qui grillent sur le barbecue. Depuis dix ans, cet homme de 36 ans travaille sur cette plage où il tient un petit restaurant qui propose grillades et restauration rapide. « Je ne ressens pas trop la crise, car je réduis mes dépenses et j’augmente mes prix. Si je ne m’alignais pas, c’est clair que je ne pourrais pas m’en sortir », explique-t-il. Conséquence directe de la hausse du prix du pétrole, le poisson est devenu plus cher, « car certains pêcheurs ne prennent plus leur pirogue ; s’ils partent et qu’ils reviennent bredouilles, ils perdent beaucoup d’argent ».
« On sent que les gens vivent la crise, poursuit Elimane, car ils achètent moins. Mes sardines, que je vendais par lot de quatre pour 1 000 francs CFA [1,52 euro], sont au détail ; sinon, les gens trouvent que c’est trop cher. Avant, je pouvais donner gratuitement plein de choses, mais là, si je le fais, ma caisse s’en ressent. Je dois être strict. » Un taxi s’arrête pour prendre un client et tente de grappiller quelques centaines de francs CFA sur la course. Les temps sont durs pour lui, à cause du prix du gasoil, mais aussi parce que le « tieboudienne qu’[il] mange le midi dans une cantine est passé de 350 à 500 francs CFA » (0,53 à 0,76 euro).
Dans les boucheries huppées comme dans les petites pharmacies, les maisons ou les marchés, la vie chère est devenue le premier sujet de discussion des Sénégalais. Le 30 mars, à l’appel d’associations de consommateurs, des gens sont venus crier leur ras-le-bol, scandant : « On a faim, on est fatigués, tout est cher » , sacs de riz vides en main, mais ils ont vite été dispersés par la police, car la manifestation était interdite.
Une denrée peut faire tout basculer : le riz. Le tieboudienne, le riz au poisson, est le plat national. Or, la majorité des Sénégalais (plus de 60 % de la population vit avec moins de deux dollars par jour) ont été durement frappés par la hausse du prix du riz, plus de 40 % en trois mois. Les Sénégalais en consomment près de 800 000 tonnes par an, mais le pays n’en produit qu’entre 100 000 et 200 000 tonnes, le reste étant importé. Selon Momar Ndao, président de l’Association des consommateurs du Sénégal (Ascosen), « la flambée des prix est répercutée de manière anormale, car les commerçants en profitent pour augmenter leurs marges. Il y a une inflation au niveau mondial mais aussi une spéculation au niveau local ».

Dans la petite boutique d’Abdou, dans le quartier de Grand-Yoff, c’est un festival de couleurs. Des petits sachets bleus, noirs ou blancs contiennent de la lessive, du café ou du lait. Il énumère les prix de l’huile (+ 30,2 % entre fin 2006 et fin 2007 selon l’Agence nationale de la statistique et de la démographie), du pain (de 150 à 175 francs CFA), du savon de 500 grammes (de 250 à 350 francs CFA en deux mois). Abdou jure qu’il gagne moins d’argent, 11 francs CFA de moins sur le savon, par exemple, mais il révèle que d’autres boutiquiers augmentent les prix et donc leurs marges.
Face à cette crise, le gouvernement sénégalais a pris des mesures : suspension des droits de douane et des taxes à l’importation pour soutenir le consommateur, création de magasins de référence pour maintenir un approvisionnement régulier en denrées à prix abordables. Selon le Fonds monétaire international (FMI), la perte de recettes à cause du soutien des prix pour 2008 est estimée à 76 millions d’euros, soit environ 1 % du PIB. Le président sénégalais, Abdoulaye Wade, plaide pour l’indépendance alimentaire, en mettant en valeur la production dans la vallée du fleuve Sénégal, au nord du pays. Il a lancé une grande offensive agricole, un plan ambitieux d’expansion des terres cultivées pour que le pays parvienne à l’autosuffisance alimentaire… d’ici à la prochaine récolte. Pourtant, le bilan céréalier pour 2008 devrait connaître un déficit de 248 432 tonnes (selon la Direction de la prévision et des études économiques), et l’agriculture sénégalaise va mal, notamment du fait de la politique d’ajustement structurel du FMI et de la Banque mondiale. Pour le président Wade, la crise est « la conséquence de l’absence de volonté politique éclairée des classes dirigeantes de nos pays et, en face, des partenaires dont certains n’ont pas pour premier souci de sortir l’Afrique de sa situation actuelle » . Il a invité ministres et directeurs de sociétés à cultiver au moins 20 hectares. À l’attention des partenaires étrangers, il a précisé : « Ne nous donnez pas de l’argent, mais des semences de qualité, des équipements agricoles performants, de l’engrais et un encadrement technique adapté. »

Tous ces discours, Cadio Niang, agent de développement communautaire qui vit à Pikine, une banlieue populaire de Dakar, n’en a cure. Elle veut une baisse des prix des denrées de première nécessité, comme le riz. Le ministre du Commerce vient de le plafonner à 280 francs CFA le kilogramme. Cette veuve, qui a six enfants mais douze personnes à charge à la maison, avait déjà acheté son sac de 50 kg à 17 056 francs CFA, donc 3 280 de plus. « J’ai ressenti la hausse des prix surtout sur le plat familial, c’est très difficile d’assurer les trois repas quotidiens, explique Cadio. Je ne pensais pas que la vie pouvait être comme ça, si dure. Tout le monde est fatigué, et ça peut entraîner des vices » : la prostitution, le vol et autres.
À quelques rues de sa maison, Cadio rencontre des femmes qui mènent une causerie sur le paludisme. Elles expliquent l’importance d’une moustiquaire imprégnée, quand une vieille dame les interpelle : « Comment voulez-vous que j’achète une moustiquaire quand je ne peux pas me payer à manger ? » Elle ramène du marché un peu de lait et du sucre dans un petit sac. « C’est pas drôle, la vie est difficile » , soupire-t-elle. « Je me considère chanceuse, explique Cadio Niang, car j’ai une maison et du travail. C’est dur, mais on s’accroche, car il y a des gens qui n’ont rien et qui tiennent malgré tout. » Elle a pour le mois, entre la pension de son mari et son salaire, environ 176 000 francs CFA (soit moins de 300 euros). La crise atteint même la petite classe moyenne.
Le petit-déjeuner a changé. Le lait en poudre, dont les Sénégalais raffolent, a augmenté de 44 % en un an. « C’est devenu un produit de luxe. Beaucoup de familles ne prennent plus de petits-déjeuners, c’est café sec » , explique Bassirou, la trentaine. Sa famille et lui, une dizaine de personnes, vivent avec 120 euros par mois. La santé est laissée de côté : « On attend d’avoir quelque chose de très grave pour aller consulter » , dit-il. Elimane, qui continue ses grillades sur la plage, dit pour conclure : *« Ça ne m’inquiète pas pour moi, mais pour la grande masse. On va droit dans le mur. »
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Monde
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