Chien et loup

Tariq Teguia donne corps au brouillard qui écrase deux jeunes gens dans l’Algérie des années 1990.

Ingrid Merckx  • 17 avril 2008 abonné·es

À Tanger, on les appelle «les brûleurs», parce qu’ils sont prêts à brûler leur vie pour gagner l’Europe paradis. Que se passe-t-il avant ? Pourquoi veulent-ils partir ? Qu’est-ce qui les pousse, au quotidien, à tout risquer pour une installation dans un ailleurs qu’ils savent d’avance inhospitalier ? « Salut, épervier du colonialisme ! » lance Kamel à Zina, dans une rue d’Alger, au début de Rome plutôt que vous . « Salut, graine de terroriste ! » , riposte la jeune fille, qui part travailler tandis qu’il occupe ses journées à préparer un nouveau passage à l’étranger. « Laisse tomber ton quartier, je t’emmène en Italie », fanfaronne-t-il. «~Tu voudrais quitter tout ça pour l’inconnu~» , médite-t-elle sur un pont qui surplombe en même temps la voie ferrée, la voie rapide et le port.

Ce sont les années1990, époque où l’Algérie vit une guerre lente, sans ligne de front, silencieuse, presque non visible. C’est à cette guerre que vont goûter Kamel et Zina dans ce film pensé comme un road-movie. Pas dans la jungle algéroise, mais à travers le no man’s land des quartiers en construction, en bordure de mer, de route, de cité. Les pavillons inachevés et hantés par des personnages louches venant matérialiser comme un bien-être impossible. Témoin, cette scène où Zina et Kamel prennent un verre à la Madrague, banlieue où ils sont en quête d’un marin passeur. Des flics leur tombent dessus et les harcèlent avec tout le pouvoir que leur confèrent la morale islamique et les lois iniques d’un État corrompu. Mi-hébétés mi-lucides, presque nonchalants, et souriant parfois, Zina et Kamel se meuvent dans un brouillard de forces écrasantes. D’où cet univers entre chien et loup que réussit à installer Tariq Teguia, cinéaste algérien de 39 ans, qui signe ici son premier long métrage. Paysage imprécis, cadre instable, obscurité appuyée, temporalité étirée jusqu’à la torpeur : c’est dans son tempo et ses prises de risques visuelles, davantage que dans ses citations littéraires, que ce film se fait le plus politique. Dans ses efforts, pas toujours aboutis mais tenaces, de trouver une plastique qui donnerait corps à cette errance étranglée.

Culture
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