« Contre 1968, un tir groupé très hétérogène »

Philosophe, professeur à la Sorbonne, Serge Audier revient sur quarante ans d’attaques contre Mai 68. Et dresse le panorama de cette véritable « restauration intellectuelle ».

Olivier Doubre  • 30 avril 2008 abonné·es

Vous vous êtes intéressé aux nombreuses critiques de Mai 68, que vous rassemblez sous le terme de « pensée anti-68 plurielle ». Or celle-ci a commencé immédiatement après ­l’événement…
Serge Audier : Deux types de discours, de bords politiques opposés, se développent en effet dès la fin du mois de mai. D’un côté, celui du Parti communiste, notamment par des intellectuels et des porte-parole du PCF, comme Jacques Duclos et Georges Marchais, fait une critique radicale, non pas de Mai 68 dans son ensemble, mais de la contestation étudiante et de ce qu’ils appellent le « gauchisme étudiant ». De l’autre, outre des réactions épidermiques côté gaulliste, ou des théories du « complot », le cœur de la critique de 68, à droite, s’est développé autour de la figure de Raymond Aron, avec son livre la Révolution introuvable , dont le contenu est néanmoins plus complexe. Aron a été le fer de lance de la réaction (au sens littéral) à la contestation étudiante. Il a fédéré un certain nombre d’universitaires qui ont réagi violemment à 68. En fait, la position d’Aron était bien plus nuancée qu’on ne le dit, mais sa dénonciation du « carnaval » ou du « psychodrame » a été radicalisée par une partie de la droite française. La revue Contrepoint , créée en mai 1970, rassemble alors ces critiques et nombre de ­figures de droite, comme Patrick Devedjian ou l’éditeur Georges Liébert. Enfin, un autre pôle dérivera vers l’extrême droite, avec notamment Jules Monnerot, qui publie un pamphlet, Démarxiser l’université , édité à La Table ronde par Philippe Tesson. Il y fustige 68 en parlant, dans le domaine de l’éducation, de « fabrique des crétins » ! Il sera parmi les doctrinaires du Club de l’Horloge puis membre du conseil « scientifique » du Front national. Dès 1968, on assiste donc à un tir groupé qui provient des horizons les plus divers.

Mai 68, selon certains, serait le début de la pensée néolibérale et de l’individualisme tout-puissant…
Ce discours se développe d’abord du côté des traditionalistes catholiques, avec Thomas Molnar. Hongrois réfugié aux États-Unis, il fustige dans les années 1960 la contestation outre-­Atlantique, puis, dès 1970, avance la thèse que 68 a été une étape clé vers le plein déploiement du capitalisme, l’américanisation de la France et l’adaptation des mœurs à l’économie de marché. Cette thèse, reprise par Régis Debray dans son ouvrage de 1978, Modeste Contribution aux discours et cérémonies officielles du dixième anniversaire , n’a depuis cessé de monter en puissance, ­jusqu’aux discours de Nicolas Sarkozy l’an dernier. Elle trouve des formulations plus complexes, comme celle de Jean-Pierre Le Goff, qui essaie de montrer que les années 1980 ont été le moment de convergence objective entre les aspirations libertaires des soixante-huitards et le développement du néolibéralisme. D’autres, comme Jean-Claude Michéa, affirment que 68 a été la matrice du néolibéralisme en faisant sauter le verrou des mœurs traditionnelles. Reprise à gauche, notamment dans les cercles souverainistes proches de Jean-Pierre Chevènement, cette thèse se ­retrouve à droite, comme chez l’actuel directeur-adjoint du Figaro magazine , Jean Sévillia. L’un des bénéfices à droite de ce discours tient à ce qu’il permet de capter un électorat populaire en utilisant 68 comme instrument de décrédibilisation de la gauche.

À partir des années 1980, la « pensée anti-68 » ­concentre ses attaques contre les philosophes des années 1960-1970 que sont Foucault, Deleuze, Derrida, etc.
Une vraie coupure intervient en effet dans les années 1980 avec les ouvrages de Luc Ferry et Alain Renaut, la Pensée-68 , et d’Alain Finkielkraut, la Défaite de la pensée , sans oublier les écrits de Marcel Gauchet, qui parle encore de « pensée 68 ». Une nébuleuse d’auteurs, souvent proches de la revue le Débat , partagent le diagnostic consistant à dire (une fois de plus) que 68 n’a fait que produire une société d’individus, consuméristes et narcissiques. D’autre part, ces auteurs, dont l’ambition était de renouveler la pensée française, s’appliquent à fustiger la dimension « critique » des penseurs des années 1960 (Foucault, Bourdieu, Derrida, etc.) et expliquent que ces derniers ont liquidé les principaux concepts de l’humanisme, du Sujet responsable, conscient et autonome… C’est-à-dire les fondements anthropologiques de la démocratie. Il faut se souvenir des textes de Marcel Gauchet où les écrits de Derrida ou d’Althusser étaient supposés participer d’une logique totalitaire ! Certains de ces auteurs réalisent alors une acrobatie : la mort du Sujet, intervenue avec les philosophes des années 1960-1970, aurait amené un individualisme forcené ! C’est là le tour de force de Ferry et Renaut en 1986, avec un écho considérable. Ce geste vide 68 de toute sa substance politique, démocratique et contestataire. Il participe en ce sens d’une entreprise de liquidation.

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