Croiser le fer

En Lorraine, des veuves racontent la naissance des comités de femmes de mineurs de fer, à une époque où on les cantonne aux tâches domestiques. Aujourd’hui, nombre d’entre elles vivent sous le seuil de pauvreté.

Xavier Frison  • 30 avril 2008 abonné·es
Croiser le fer

On venait parler du passé, des combats pour les droits sociaux des forçats du fer lorrain, du rôle clé des femmes, décidées à quitter langes et fourneaux pour soutenir les revendications de leur « gueule jaune » de mari dans les mines de Valleroy, en Meurthe-et-Moselle, il y a quarante-cinq ans de cela… Et les voilà, Nicole, Angeline et Dina, réunies chez Geneviève dans la cité minière du village, 303 ans à elles quatre, en plein débat sur la remise en cause des régimes spéciaux, le manque d’éducation politique des jeunes, la disparition des soins de ­proximité, les manifestations lycéennes, le scandale du travail précaire et autres ra­vages du sarkozysme.

Illustration - Croiser le fer


Une action dans les années 1960. La population de Valleroy est regroupée devant les bureaux de la mine. / DR. COLLECTION PRIVÉE

« Aujourd’hui comme hier, on n’obtient rien sans lutter », résume Geneviève Jakimow en prélude à une grande manifestation des femmes de mineurs contre la casse sociale prévue pour le début de l’été. « Même en canne ou en fauteuil, tout le monde ira marcher un peu », lance malicieusement Nicole Strappazzon à la petite assemblée, qui n’a nul besoin d’artifice pour battre le pavé.

Leurs artères d’aujourd’hui ne les arrêteront pas plus que les quolibets d’hier, quand, au début des années 1960, ces Lorraines décident de se mêler aux luttes sociales et syndicales de leurs maris. Huit d’entre elles, aujourd’hui veuves, racontent ces années de combat dans un ouvrage qui remporte un succès inattendu [^2]. Dans cette autre « vallée de l’Orne », à deux pas de l’usine de Gandrange, dont l’ombre gigantesque enveloppe aujourd’hui le train sur la route de Valleroy, les hommes descendent au fond du trou, entre 300 et 600 mètres sous terre, parfois plus, pour extraire des tonnes de « minette », ce minerai à faible teneur en fer. Les conditions de travail sont dantesques, les conditions de vie itou.

Le 13 mars 1963, au moment de la ­« marche sur Paris », quelques épouses de mineurs de la CGT révoltées créent le premier comité des femmes de mineurs. Plusieurs grèves, à quelques mois d’intervalle, ont précédé cette manifestation, sans résultat sur les conditions de travail, les maigres salaires et les cadences infernales. Il faut frapper un grand coup. Les cars destinés à conduire les manifestants vers la capitale sont barrés par d’inopportunes barrières de dégel. Qu’importe, la route se fait en autos et en minibus. Une colonne de 500 véhicules s’élance et rallie finalement Paris. « Oh ! le gaz… », s’esclaffe Angeline Scheffer au souvenir du rassemblement, place de la République. « Alors que nous attendions que tout le monde arrive, les flics ont diffusé du gaz dans les égouts , explique Dina Arizzi. Comme nous étions juste à côté des bouches d’aération, Angeline et moi, nous sommes immédiatement tombées malades, et beaucoup d’autres avec nous. » Les filles ont la trentaine. Elles comprennent que leur place est dans la lutte. Des « comités des femmes de mineurs » sont créés dans la plupart des communes ­minières. « Avec une présidente, une secrétaire, une trésorière, des membres. Nous étions une vraie organisation, consciente de sa force, qui réfléchissait à ses actions. Et dans nos réunions, pas de bonhommes ! », s’amuse Nicole. Une hérésie pour l’époque.

« Ce n’est pas le rôle d’une femme de manifester », « qu’est-ce que tu viens faire ici ? », les tance-t-on au début, alors qu’elles décident de « mener l’action à la surface » cependant que les hommes font grève au fond. « Tu ne peux pas t’occuper de tes casseroles, toi ? », jette une femme de mineur à Nicole, grande gifle à l’appui. L’école ménagère, où les futures épouses de mineurs apprennent à devenir de parfaites femmes d’intérieur, très peu pour elles. « Nous voulions avoir une vie plus culturelle, plus militante. On avait des choses à dire et à faire », confirme Geneviève. Et pas seulement apporter le casse-croûte aux grévistes. « Quand il y avait un mouvement, le comité était présent sur les piquets de grève, dès 6 heures du matin. Personne ne passait », affirme Nicole. Qui se souvient des longues soirées passées à éditer des tracts : « Mon mari tapait le texte à la machine, à deux doigts, puis il fallait tourner la Ronéo [imprimerie portative à manivelle] à la main, parfois des nuits entières. Mais on était aussi capables de diffuser l’information et de déclencher une grève dans l’heure. »

Les femmes des comités sont de toutes les marches. Paris donc, mais aussi la marche sur Metz, 35 kilomètres à pied, le 6 novembre 1963, par solidarité avec les mineurs voisins de Trieux, en grève, au fond, pendant soixante-dix-neuf jours. « Là, on a souffert », rigole Geneviève. Dina, elle, y a laissé définitivement un ongle d’orteil. L’infirmier de Valleroy découvre, au retour de l’expédition, des pieds ensanglantés après des heures de souffrance. « Nous faisions aussi des collectes d’argent, préparions des colis pour ceux de Trieux », se remémore Dina. Un bœuf d’une tonne sera même offert aux grévistes. Un an avant, en 1962, les femmes de mineurs accueillent les enfants des grévistes des charbonnages du Nord, mobilisés dans une longue grève. La solidarité joue à plein. « Quand on est ensemble, on avance ensemble. » La maxime de Nicole vaut aussi bien pour les couples de mineurs militants que pour les 600 mineurs de Valleroy, au plus fort de l’activité, venus de France et de Navarre. « Sans être nostalgiques, on regrette la solidarité qui existait entre nous. Algériens, Polonais, Italiens, on s’entendait tous bien », souffle Geneviève, d’origine polonaise.

Trieux a fini par s’arrêter. La « première charrette » de Valleroy est arrivée le 23 mars 1966, laissant 70 mineurs sur le carreau. Les premiers d’une liste sans fin. La lente agonie de Valleroy commence, pour ­s’achever le 31 décembre 1967 avec la fermeture définitive du site. Le fer mauritanien est meilleur marché, alors…

Malgré tout, les luttes ont payé. Ici, l’arrêt des pompes alimentant une partie du département en eau déclenche les premières tables rondes syndicats-patrons-État pour discuter du sort des mineurs licenciés. Là, le mouvement de Trieux permet de décrocher reclassements et indemnités de licenciement. Pêle-mêle, l’amélioration des conditions de logement, les soins gratuits, le droit effectif aux congés maladie et ­d’autres concessions sont arrachés de haute lutte. Un combat incessant : aujourd’hui, nombreuses sont les veuves de mineurs à basculer sous le seuil de pauvreté. La hausse significative de la pension de réversion versée à celles-ci et le maintien du régime minier restent à conquérir. Chez Geneviève, tracts et discours sur le sujet pullulent : « On va se battre. » La flamme de la contestation brûle toujours.

[^2]: Témoignages de femmes de mineurs de fer , Valleroy, Éditions Fensch vallée, 120 p., 25 euros + 5 euros de frais de port. Chèques à l’ordre d’Éditions Fensch vallée à envoyer à Nicole Strappazzon, 12, rue Émile-Thomas, 54910 Valleroy, 03 82 46 17 06.

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