De l’utilisation frauduleuse des cartes de fidélité dans la grande distribution

La récente alerte à l’intoxication alimentaire dans deux chaînes de supermarchés révèle une bien curieuse gestion des données collectées par les cartes de fidélité proposées aux consommateurs. Claude-Marie Vadrot décrypte le phénomène pour Politis.fr.

Claude-Marie Vadrot  et  Politis.fr  • 10 avril 2008 abonné·es

La découverte d’Escherichia coli dans 2 300 kilos de viande commercialisée par Carrefour et Monoprix n’est pas à traiter à la légère. D’abord parce que la dissémination de ce type de bactéries dangereuses pour la santé n’est pas une première et qu’elle a même tendance à se multiplier en raison de l’intensification, de l’industrialisation et de l’automatisation de la préparation des aliments et produits vendus en grande surface. Mais, les conséquences de la distribution de ces 13 000 morceaux de viande potentiellement avariés n’ayant pas été, apparemment, tragiques, cet incident révèle ou confirme une autre pratique sur laquelle ni la presse ni les grandes enseignes ne se sont appesanties.

Pour retrouver au moins une partie des clients ayant acheté les articles suspects, les responsables des grandes surfaces ont simplement fouillé la mémoire de leurs ordinateurs pour faire apparaître les noms, les adresses, les numéros de téléphone ou les adresses internet des acheteurs. Manipulation possible pour tous les clients qui utilisent des cartes de fidélité. Cartes dont la possession promet quelques avantages illusoires, de vagues ristournes ou des tirages de lots fabriqués en Chine ; en échange, si l’on peut dire, les magasins extorquent à des clients consentants et non informés de leurs droits sur la réglementation des fichiers informatiques, une série de renseignements confidentiels sur leur famille, leur appartement, leur train de vie, leur profession.

Illustration - De l'utilisation frauduleuse des cartes de fidélité dans la grande distribution


Une employée de l’entreprise Coudray, un fournisseur de la grande distribution touché en 2000 par des cas de listériose. AFP

L’identification nominale des acheteurs de viande avariée fait apparaître une pratique sur laquelle toutes les grandes marques de distribution répugnent à communiquer, n’hésitant même parfois à la nier : tous les détails, prix et produits, des achats des clients utilisant une carte de fidélité sont répertoriés et conservés dans la mémoire des ordinateurs centraux des enseignes. Les informations collectées, informations dont 98 % des clients ignorent qu’ils peuvent demander à les vérifier et à les rectifier, sont ensuite moulinés par des informaticiens, aidés par des sociologues, pour affiner des stratégies commerciales.

Une gestion informatique de la clientèle qui explique au moins en partie les différences de prix entre magasins pour un même produit lors des récentes enquêtes sur le pouvoir d’achat et les augmentations. En effet, le croisement des courbes des achats et des profils socio-économiques de la partie répertoriée des clients permet de déterminer les seuils de prix (ou de qualité, également) acceptable et n’entraînant pas ou peu de baisse des ventes. Ces prix sont donc, grâce à ce système, de plus en plus fixés non pas en fonction du coût d’achat mais en fonction d’un « seuil d’acceptabilité » déterminé par l’informatique. Certains prix, puisque toutes les données peuvent être croisées, peuvent également être modulés en fonction de la partie du magasin où ils sont proposés.

Le fichage des actes d’achat et de leur fréquence sert aussi à alimenter des fichiers de relance publicitaire, soit par courriel, soit par internet. Ces fichiers sont utilisés directement par les grandes enseignes ou vendus au prix fort à des entreprises pour lesquelles sont préparées des sélections convenant à leurs productions, à leurs profils ou à leurs niveaux de prix. Enfin, ces fichiers, après des tris socio-professionnels, sont également proposés à des services d’abonnement de journaux et à des partis politiques.

Cette dernière pratique a été dénoncée par la Commission nationale informatique et liberté (CNIL) au début de la campagne présidentielle. Ce qui n’a pas empêché qu’elle se poursuive pour les élections cantonales et surtout pour les municipales. Souvent d’ailleurs, dans ces derniers cas, il s’agit parfois d’un simple échange de bons procédés entre un élu (ou un candidat) et la ou les grandes surfaces de la commune. Les informations fournies par la carte de fidélité permettent en effet de mieux cerner certaines catégories d’électeurs… Mais vendues ou données, ces indications générées par les cartes de fidélité représentent un détournement de la vie privée des clients.

Cette dissémination des cartes de fidélité, qui dépasse le cadre de la seule distribution alimentaire, n’est pas innocente : elle induit à la fois un contrôle indirect, consenti et ignoré dans ses prolongements, d’une partie de la population et évidemment des bénéfices directs ou indirects très importants. Il y a actuellement un peu plus de 100 millions de cartes de fidélité en circulation sur le territoire français. Grâce à elles, les grandes surfaces « tiennent » leur clientèle tout en en tirant des profit dont on parle rarement. Sous prétexte que personne n’est forcé d’avoir une carte… Enfin, ces cartes sont souvent le premier pas pour entrer dans le système du « crédit revolving » qui conduit les populations les plus économiquement fragiles à entrer dans l’engrenage du surendettement.

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