Esquisse d’un post-capitalisme

Le philosophe André Gorz, qui s’est suicidé en septembre 2007, est l’un des principaux penseurs de l’écologie politique, ce que l’on ignore généralement. Et que démontre « Écologica », son dernier recueil de textes.

Patrick Piro  • 10 avril 2008 abonné·es

Les ouvrages posthumes signés par des auteurs de la trempe d’un André Gorz retiennent toujours l’attention, parfois en raison des inédits qu’ils recèlent. Ce n’est pas le cas d’ Écologica , qui rassemble six textes donnés entre 1975 et 2007.

Illustration - Esquisse d’un post-capitalisme

Dorine et André Gorz en 1947. Suzi Pillet

C’est pourtant bien d’un testament intellectuel qu’il s’agit. Car André Gorz, qui avait l’habitude de livrer des recueils de textes de temps à autre, comme un résumé de sa pensée, savait qu’ Écologica serait le dernier de ses ouvrages. L’aggravation de la maladie de sa compagne ne lui donnait guère de perspectives : il avait laissé entendre depuis de longs mois qu’il ne lui survivrait pas. Le couple s’est suicidé en septembre dernier (voir Politis n° 970).

Si André Gorz n’a pas eu le temps de coucher sur le papier l’introduction qui manque à cet ouvrage, il est important de savoir qu’il en avait choisi le titre, qui sonne à lui seul comme un manifeste : Gorz se revendique comme un penseur clef de l’écologie politique. Il n’a pas encore la place qu’il mérite au panthéon des intellectuels aux prises avec la crise de civilisation en cours.

La construction de l’ouvrage est également éclairante : elle révèle en un large éventail de thèmes la cohérence puissante de sa pensée. On pouvait croire qu’il avait déserté le terrain de l’écologie, au sens académique du terme, quand il s’est consacré, à partir de la fin des années 1970, à une critique de fond du capitalisme et de ses mécanismes d’aliénation, à l’exploration des liens entre travail et valeur, à la justification du revenu minimal d’existence, etc. Il n’en est rien : la boucle se boucle. Les lecteurs pressés de saisir comment sa critique marxiste de la société marchande, de facture originale, rejoint les débats lancés par le mouvement pour la décroissance pourront se rendre directement au dernier texte, « Richesse sans valeur, valeur sans richesse », un entretien publié en 2005 dans la revue brésilienne Cadernos IHV Ideas .

Avec Écologica , André Gorz rend d’abord hommage à la dizaine de ses principaux inspirateurs intellectuels, confirmant s’il en était besoin le statut testamentaire de cet ouvrage. Il y a d’abord Jean-Paul Sartre, son initiateur, puis Ivan Illich, critique implacable de la technocratie, mais aussi des penseurs moins notoires, comme l’universitaire Jean-Marie Vincent, ou encore des auteurs allemands peu traduits en France, tels Frithjof Bergmann ou Robert Kurz. Voire inconnus, comme le hacker Stefen Meretz. L’industrie le définirait comme un pirate informatique, Gorz dirait volontiers qu’il s’agit d’un digne représentant des plus récents mouvements post-capitalisme en cours d’invention.

Cet ouvrage de synthèse a plusieurs mérites, dont la révélation prendra sûrement du temps. Tout d’abord, Gorz trouve utile de situer la racine de sa pensée écologique : elle naît… en 1954, à la lecture, dans un magazine états-unien, d’une de ces démonstrations par l’absurde dont les Trente Glorieuses ont été prolixes pour justifier la croissance : on y expliquait que la valorisation des capacités de production du pays exigeait, dans les huit années à venir, une augmentation de 50 % de la consommation, mais que personne n’était capable de définir de quoi elle serait faite !

Par cette antériorité, André Gorz tient à se situer comme l’un des fondateurs de l’écologie politique, mais aussi à poser l’un des piliers fondamentaux de sa pensée : ce n’est pas l’écologie scientifique ­ l’état des lieux de la dégradation de la biosphère ­ qui justifie l’émergence de l’écologie politique, ce qui reviendrait à s’en remettre aux experts, singeant l’industrialisme et ouvrant la voie à une possible dérive vers une dictature « verte ». Pour l’auteur, c’est bien la construction d’une critique sociale du système en place, à savoir un capitalisme aveugle et dépourvu de sens, qui débouche sur l’élaboration d’une véritable pensée politique. Cette écologie-là est l’antithèse de la croyance élaborée par les accoucheurs du Grenelle de l’environnement : rendre l’écologie compatible avec la croissance !

Se focalisant sur l’expression la plus visible de la maladie ­ la surconsommation ­, Gorz en dissèque avec précision la mécanique implacable. Sans une consommation de plus en plus frénétique, l’économie s’effondre, privée de la source principale de valorisation du capital, alors que la productivité ne cesse d’augmenter, et que la redistribution de la « richesse » (dans sa conception monétaire) ne concerne qu’une fraction de plus en plus réduite des travailleurs ­ leur nombre diminue, de par la « volonté » même du système. Travailler plus pour (éventuellement) gagner plus, et pour aller séance tenante consommer encore plus : qui peut désormais ignorer à quel point les « besoins » et les « désirs » des individus sont fabriqués pour être asservis à une économie viscéralement accrochée à la spirale de la croissance, incapable de renoncer au pillage des ressources naturelles ?

Mais cette mécanique autobloquante a déjà porté ce capitalisme écervelé au-delà de son point de rupture, diagnostique André Gorz, en générant le ferment de son implosion : c’est la révolution informationnelle et numérique, l’invention d’une économie de la connaissance, où une considérable parcimonie de moyens permet de réinventer la production, la création, le partage et l’échange, déconnectés de cette valorisation marchande qui gangrène toute tentative de reconquête de l’autonomie des individus, si chère à Gorz. Une économie subversive de la gratuité se développe, estime-t-il, avec les logiciels libres, Internet, un nouveau communautarisme, qu’il se garde de rapprocher d’une nostalgie des autarcies villageoises.

C’est peut-être le plus passionnant des messages d’André Gorz, que sa rigueur intellectuelle préservait finalement d’un pessimisme étranger à son suicide. À partir d’une pure critique de « gauche de gauche » ­ confirmant l’appartenance de l’écologie politique à cet hémisphère de la pensée ­, il alimente le débat sur la décroissance, dessine des pistes de sortie de crise éloignées du chaos, discernant au Brésil ou en Afrique du Sud des expériences déjà « post-capitalistes », inspiratrices et possiblement contaminatrices du système.

Idées
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