Glossaire de l’imposture ordinaire

Denis Sieffert  • 10 avril 2008 abonné·es

Tout a commencé ce 4 avril par un « conseil sur la modernisation des politiques publiques ». C’est au sortir d’une réunion de cette prometteuse institution (prometteuse si l’on en croit son aimable dénomination) que le président de la République nous a invités à « faire la différence entre rigueur et réforme ». Cette fois, a-t-il souligné, c’est bien la « réforme », et surtout pas la « rigueur » ­ mot pourtant d’essence vertueuse mais rendu jadis détestable par feu Raymond Barre. Cette fois, il s’agit de « révision des politiques publiques », de « recentrage » des aides aux entreprises, d’ « ajustement » des effectifs de fonctionnaires et de « redéploiement des services publics en milieu rural ». À l’automne, nous aurons ­ toujours dans le cadre de la « réforme » ­ une « loi sur la modernisation du système de santé ». Comme nous avons déjà eu une « réforme de la carte judiciaire », elle-même inscrite dans un vaste projet de « restructuration de l’appareil de l’État » . Enfin, nous allons, sans coup férir, « adapter notre présence diplomatique aux enjeux du XXIe siècle ». Je n’invente rien. Il n’y a pas ici un mot ou une formule qui ne soit sorti de la bouche d’Éric Woerth, le ministre du Budget, ou qui n’appartienne à la prose, soudain châtiée, de Nicolas Sarkozy. Si d’aventure, derrière ces formules, la réalité sociale vous semblait encore trop apparente, alors usez de sigles : dites « RGPP » pour révision générale des politiques publiques, et « CMPP » pour conseil de modernisation… Assurément, le Persan de Montesquieu serait charmé par des perspectives aussi souriantes.

Qui n’aimerait être «moderne»~?
Qui oserait aller contre « les réformes » ? Ne pas vouloir « s’adapter » ? Ou même se « redéployer », c’est-à-dire, au sens militaire et premier du terme, mieux se disposer avant le combat ? Pour oser cela, il faut être soi-même directement victime de l’imposture des mots ou syndicaliste connaissant son boulot. Comme cette coordination régionale SUD-PTT de Bretagne qui, informée ce même 4 avril d’un projet de « modernisation et d’industrialisation de l’activité courrier » (sic), a brutalement traduit : « 450 emplois supprimés ». Laméthode vaut ensuite pour tout le glossaire gouvernemental. La« modernisation », c’est le non-remplacement à partir de 2009 d’un fonctionnaire sur deux partant à la retraite. C’est, pour commencer, quelque 11 000 postes d’enseignants en moins dès la rentrée prochaine. La« modernisation », c’est aussi l’abaissement de 10 % du plafond d’accession au logement social. C’est-à-dire des milliers de familles qui n’auront plus droit aux HLM sans avoir pour autant les moyens d’accéder au locatif privé. C’est la remise en cause des aides personnelles et fiscales àcertains bénéficiaires des classes moyennes inférieures. C’est encore la limitation des contrats aidés destinés àréinsérer des chômeurs souvent de longue durée. Le« redéploiement des services publics en milieu rural », ce sont des gares, des postes et des services hospitaliers fermés. Même si la ministre de la Santé, Roselyne Bachelot, jure ses grands dieux qu’il n’y aura pas de « fermeture de structure hospitalière » , mais ­ nuance ! ­ « des transformations là où la proximité ne signifie pas la qualité ».

Avec le même discours cauteleux, on se souvient que la réforme de la carte judiciaire adoptée en février a abouti à la suppression de 23 tribunaux de grande instance (TGI), de 178 tribunaux d’instance et de 55 tribunaux du commerce… Bref, autotal, si l’on additionne « modernisation », « révision », « adaptation » et « redéploiement », on obtient 12 milliards. C’est, en euros, l’économie que l’on compte réaliser d’ici à 2011 sur le dos de l’État. Ce n’est évidemment pas tant le principe de ces économies qui nous choque que leurs victimes désignées. Les catégories les plus pauvres au sein des classes moyennes, les services publics, l’école. Ce dispositif est le complément naturel du fameux « paquet fiscal » de 15 milliards adopté en juin dernier au profit des plus aisés. Aujourd’hui comme au mois de juin, c’est une politique de classe d’une très grande violence qui est à l’oeuvre.

C’est cette réalité crue qu’il faut cacher en faisant assaut d’euphémismes et de circonlocutions. En son temps, l’Usbek de Montesquieu s’étonnait que le roi soit un « grand magicien [qui] exerce son empire sur l’esprit même de ses sujets [et] les fait penser comme il veut ». Chez nous, la magie n’agit plus guère. Moins d’un an après le tour de passe-passe électoral, les lycéens sont dans la rue. Lesouvriers de Gandrange ont compris que « le roi » leur avait menti. Notre société est sous tension. Un seul artifice de communication fonctionne encore, bon an mal an : c’est l’idée tenace que les équilibres budgétaires devraient se réaliser sur le dos des plus défavorisés, et dans le sacrifice des services publics, qu’il n’y a pas d’autre choix et qu’il en va du bien commun. Comme si nous étions tous dans la même galère.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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