Le capitalisme Ponzi

Thomas Coutrot  • 3 avril 2008 abonné·es

En janvier 1920, à Boston, un petit escroc imaginatif, Charles Ponzi, trouva une manière astucieuse de gagner de l’argent sans se fatiguer. La technique était simple: il achetait en Italie des «coupons-réponses internationaux» (IRC en anglais) ­des timbres émis par la poste italienne, que les familles envoyaient dans leurs courriers à leurs membres émigrés aux États-Unis pour qu’ils puissent affranchir leur réponse. Puis il revendait à l’US Postal Service ces coupons au prix en dollars du timbre américain ­ bien plus élevé que le prix en lires qu’il avait payé. Il prétendait profiter ainsi tout à fait légalement d’une faille dans le dispositif des postes internationales. (Aujourd’hui, dans les salles de marché des grandes banques, exactement la même technique est largement utilisée sous le nom d’ «arbitrage» , bien sûr pas pour des timbres mais pour des titres ou des devises).

Ponzi créa une société, la Securities Exchange Company, et promit un rendement de 50% en quarante-cinqjours. Les premiers investisseurs reçurent en effet la rémunération promise, et la nouvelle se répandit rapidement. En quelques mois, 17000épargnants furent attirés par la perspective de gains rapides et confièrent à Ponzi plusieurs dizaines de millions de dollars. En août, on s’aperçut enfin qu’il rémunérait les premiers investisseurs avec les sommes confiées par les suivants, sans avoir acheté pratiquement le moindre coupon-réponse en Italie. Il fut arrêté, et son système s’effondra brutalement. Les journaux blâmèrent la naïveté et la cupidité des épargnants floués.

La «chaîne de Ponzi» est devenue un cas d’école d’escroquerie financière, et a suscité depuis de nombreux imitateurs, comme les fameuses pyramides albanaises de 1995-1996, qui avaient attiré plus de la moitié de la population du pays en promettant des rendements de 40% par mois. Après l’effondrement, la presse occidentale s’est bien sûr gaussée de la naïveté de ces Albanais qui confondaient capitalisme et casino.

Le parallèle est pourtant évident entre la chaîne de Ponzi et le système financier actuel. Certes, la finance internationale ne promet pas 40% par mois, mais seulement 15% par an. Le jeu est donc moins explosif et peut durer plus longtemps. Mais au fond les mécanismes se ressemblent étrangement.

Comment les Bourses ont-elles pu depuis vingt ans garantir aux investisseurs des rendements moyens aussi élevés? Bien sûr, d’abord en mettant en coupe réglée les entreprises et les salariés, par le chantage permanent à la fuite des capitaux que permet un système financier totalement libéralisé. Mais un effet de type Ponzi joue aussi un rôle majeur par l’afflux permanent de nouveaux investisseurs, qui permet de faire grimper les cours et de servir les rendements promis. Fonds de pension de salariés, émirs du pétrole, fonds d’investissements et hedge funds , milliardaires d’Amérique latine, de Russie et maintenant d’Inde et de Chine, fonds souverains des pays émergents… Tous ont afflué sur les marchés pour profiter de la fête, gonflant la bulle financière et immobilière. Avec, pour couronner le tout, l’endettement des chômeurs et des salariés pauvres états-uniens, enrôlés dans la danse par un système financier avide de nouvelles recrues. D’où le développement démentiel des «subprimes», ces prêts immobiliers dont la charge de remboursement, presque nulle les premières années, devient ensuite écrasante pour des débiteurs pauvres et précaires. Mais très rentables pour les banques qui se sont empressées de refiler sur les marchés financiers ces créances douteuses empaquetées dans de jolis titres ­ les ABS, SIP et autres SIV…

Curieusement, aucun produit de cette «finance créative» n’a repris de Ponzi le sigle IRC. Regrettable ingratitude envers un précurseur qui avait si bien compris l’essence du capitalisme financier. Le jeu est-il fini? Certainement pas. Le krach financier aura des conséquences lourdes pour les populations. Mais si ses règles ne sont pas radicalement modifiées, le jeu reprendra ensuite son cours dément.

Ainsi, la réforme des retraites annoncée par le gouvernement Fillon vise d’abord à faire baisser les pensions de la Sécurité sociale par répartition pour favoriser l’épargne retraite par capitalisation. Et donc à réinjecter à terme quelques dizaines de milliards d’euros supplémentaires dans la chaîne du capitalisme Ponzi. Il faut vraiment être (au choix) aveugle, cupide ou irresponsable pour vouloir détourner l’argent des retraites dans ce maelström financier.

Temps de lecture : 4 minutes