Le Fantôme de 1929

Gérard Duménil  • 30 avril 2008 abonné·es

Un fantôme hante les hautes sphères de la finance mondiale, le spectre de la crise de 1929. Jusqu’à une date récente, la menace d’une crise majeure appartenait à l’argumentaire des critiques les plus radicaux du capitalisme : la crise finale imminente mais toujours retardée. Mais les temps changent, et le dernier rapport du FMI est peu rassurant. Les pertes étaient sous-estimées. On parle désormais de mille milliards de dollars. Chacun le sait, l’économie états-unienne entre en récession. Pourtant, les mêmes experts nous
disent, à l’inverse, que les États-Unis vont connaître une « légère récession » en 2008. On respire. Allez savoir ? Les économistes travaillent, en fait, sur des hypothèses. « Supposons, donc, que la crise soit grave », quelque chose de sérieux.

Que nous enseigne l’expérience de l’entre-deux-guerres ? Elle nous montre comment une crise dramatique a mis fin à ce que l’on peut appeler « une première période d’hégémonie financière », celle qui va de la fin XIXe siècle ou du début du XXe jusqu’à 1929. C’était une époque de formidable concentration du revenu entre les mains d’une minorité privilégiée, d’envolée des cours de la bourse, plus généralement de « financiarisation », c’est-à-dire de développement des institutions et mécanismes financiers. La ressemblance avec les décennies néolibérales n’est pas fortuite. Depuis 1980, on observe des tendances similaires au plan de la richesse des plus favorisés et dans l’explosion des mécanismes financiers : « une seconde hégémonie financière ». Depuis 2001, cette dynamique n’a fait que s’accélérer. Mais la crise des années 1930 – le New Deal d’un côté de l’Atlantique, le Front populaire, de l’autre, et l’économie de guerre – a ouvert la voie au « compromis social-démocrate » de l’après-guerre. On se prend à rêver : la fin du néolibéralisme, un nouveau compromis social à gauche !

Passé le premier accès d’optimisme , on reste pourtant pétri d’effroi. Le coût de la sortie de la première hégémonie financière a été monstrueux. Dix ans de crise majeure, de chômage, de faim ; la montée du fascisme en Europe et ailleurs ; des années de guerre, 40 millions de morts, dit-on ; l’extermination d’un peuple. Et ce « compromis » de l’après-guerre aurait-il été possible sans la menace croissante créée par la montée du contre-empire soviétique ? Quels qu’aient été les ravages du néolibéralisme, quelle que soit la noirceur du monde qu’il prépare aux générations futures, c’est cher payé !
On se tournera donc vers les metteurs en scène du grand théâtre mondial : « une version soft de la transition, s’il vous plaît ». Une crise mondiale, tout juste « sérieuse », frappant d’abord la puissance dominante comme en 1929, pourrait infléchir le cours de l’histoire. Divers scénarios sont possibles.

Au plan économique , le moins spectaculaire – et, peut-être, le plus probable –, est la continuation de la trajectoire actuelle. Les États-Unis entrent en récession ; cette récession est exportée en Europe ; contrairement à ce que soutiennent les experts du FMI, elle est sérieuse. Aux États-Unis, il s’avère impossible de remettre les ménages sur une trajectoire d’endettement cumulatif pour soutenir la demande ; les entreprises ne sont pas candidates à l’emprunt ; l’économie est donc soutenue par le déficit budgétaire ; le déficit commercial s’accroît, et le financement de l’économie états-unienne par le reste du monde ne fait que s’accentuer malgré la tendance croissante à tricher vis-à-vis des grands principes néolibéraux, libre-échange et libre mobilité des capitaux ; les capitaux des nouveaux challengers (Chine en tête) investissent l’économie états-unienne comme un fromage ; les classes capitalistes du pays font une place à ces nouveaux venus au grand festin planétaire. On se serre un peu. L’Europe est assise entre deux chaises, rivale et alliée. Les conséquences sont faciles à imaginer : atténuation de l’hégémonie états-unienne, banalisation du dollar. Mais le néolibéralisme est sauvé.

Qui pourrait troubler la fête du côté des privilégiés ? Première hypothèse : « Les nouveaux challengers privilégient leur propre développement national. » Ce scénario est souvent évoqué. Le cours du dollar s’effondre. On peut escompter un sursaut national du côté états-unien. Deuxième hypothèse : « les capitalistes états-uniens refusent de faire leur place aux nouveaux venus » ; des mesures de protection sérieuses sont mises en place, le « bricolage » contre-néolibéral se métamorphose graduellement en « blindage ». Dans les deux cas, le résultat est le même : la montée des affrontements, au plan économique, au plan politique. De nouveau, la violence accoucheuse de l’histoire. À moins que des « intrus », ne viennent, d’une autre manière, troubler les fêtes ou les affrontements des grands.

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