Le pédocriminel se cache-t-il où l’on croit ?

Christine Delphy et Hélène Palma* contestent ici le portrait classique du pédophile en « monstre » égaré dans notre société, pour rappeler que le pédocriminel le plus fréquent se trouve dans l’entourage de la victime.

Christine Delphy  et  Hélène Palma  • 17 avril 2008 abonné·es

La loi passée en février 2008 par le Parlement et instituant une « rétention de sûreté » après la fin d’une peine de prison pour certains crimes, en particulier les viols d’enfants, a créé des remous dans l’opposition et les milieux judiciaires. Ceux-ci ont demandé, avec raison, au Conseil constitutionnel : n’est-il pas contraire aux libertés fondamentales de maintenir en détention quelqu’un non pour quelque chose qu’il a fait, mais pour quelque chose qu’il pourrait faire ? Est-ce la seule question à poser ?

Il faut se souvenir que cette loi, proposée à la suite du viol du petit Enis en août 2007 par un multirécidiviste, Patrice Évrard, procède de l’intention de protéger les victimes potentielles. Mais quelles victimes potentielles ? Et quels agresseurs cible ce texte ? À quel type de criminel sexuel les Français pensent-ils lorsqu’ils se prononcent quasi unanimement pour l’application immédiate d’une telle loi ? La plupart ont en tête un sombre individu qui, caché dans un bois, saute sur un enfant qui ne le connaît ni d’Ève ni d’Adam. Mais ce violeur venu d’ailleurs n’est pas le violeur type. Le pédophile le plus fréquent, comme le violeur en général, se trouve dans l’entourage proche, familial ou parafamilial, de sa victime.

D’après l’Observatoire national de l’action sociale centralisée (Odas), sur 19 000 enfants signalés comme étant « en danger » par les services sociaux en 2006, 4 300 ont subi des violences sexuelles à l’intérieur de leur famille [^2]. Selon le Service national d’accueil téléphonique pour l’enfance maltraitée (Snatem), l’inceste représente 75 % des agressions sexuelles sur enfants [^3]
. En 2006, le Collectif féministe contre le viol constate que 57 % des viols sur mineurs qui lui ont été signalés sont des viols par inceste [[Rapport agressions sexuelles incestueuses dans un contexte de séparation des parents ? : dénis de justice, 1999, Collectif féministe contre le viol.
Numéro vert Viols femmes informations: 0800059595.]]. Or, il est impossible pour un(e) enfant, et même pour un(e) adolescent(e), de se présenter seul(e) à un commissariat ou à une gendarmerie. La victime doit donc d’abord convaincre un(e) adulte de la réalité des faits, et c’est cet(te) adulte qui décide, ou non, de porter plainte ; ensuite, il faut que les policiers, gendarmes, procureurs, juges, le ou la croient…

Autant de difficultés qui portent à penser que le chiffre des plaintes ne reflète qu’une très petite partie des viols commis par des proches sur les mineurs(e)s, et que la prévalence du crime est très largement sous-estimée. Autant de difficultés qui font que le pédophile faisant partie de la famille ou des proches est rarement débusqué ; mais, même lorsqu’on le trouve, la justice ne paraît guère empressée d’instruire son cas, encore moins de le faire passer en jugement, encore moins de le condamner… ni même de l’empêcher de voir sa victime.

En 2003, la France a été sévèrement tancée au sujet du comportement de sa justice. L’ONU a diligenté un rapporteur spécial, Juan Miguel Petit, de la Commission des droits humains, afin qu’il enquête sur la situation française. Après avoir rencontré un grand nombre de représentants d’instances officielles, d’associations et de victimes, et examiné de nombreux dossiers d’agressions sexuelles incestueuses commises sur des mineurs(e)s non poursuivies par la Justice, M. Petit a rendu en 2002 et en 2003 un prérapport puis un rapport final, aux conclusions accablantes [^4]. Celles-ci comportent des détails terrifiants sur les calvaires subis par des enfants abusés(e)s depuis l’âge de 3 ans, parfois depuis des années. Alors que ces sévices avaient été attestés par les expertises de médecins et de psychiatres, et que les mères des victimes avaient déposé de nombreux recours, les juges aux affaires familiales et les juges des enfants en charge de ces dossiers ont failli à protéger ces derniers. Ils ont refusé de suspendre les droits de visite des suspects, y compris dans les cas où ils faisaient l’objet d’une procédure pénale, ce qui aurait dû geler toutes les procédures civiles, dont les droits de garde et de visite [^5].

Ce genre de révélations susciterait le scandale, s’agissant d’autres victimes ou d’autres agresseurs. Pourtant, la visite et les deux rapports de Juan Miguel Petit sont passés inaperçus en France alors que ses conclusions rejoignent les observations de nombreuses associations qui notent depuis longtemps la réticence de l’institution judiciaire à confondre non pas un agresseur sexuel inconnu mais un pédophile familier : un père, un grand-père, un frère, un cousin incestueux.

Dans son rapport, le Collectif féministe contre le viol, parmi les nombreuses agressions sexuelles familiales contre des mineurs(e)s qui lui ont été signalées, a choisi d’en suivre un certain nombre entre 1996 et 2000. Sa recherche montre que, sur 190 cas, 130 ont fait l’objet d’une plainte ; mais entre classement sans suite par le parquet, non-lieu à la suite de l’instruction et relaxe au procès, une seule condamnation a été prononcée. Malgré cela, même dans ces conditions d’extrême indulgence, le viol par inceste représente le cinquième des procès d’assises (chiffres du ministère de la Justice pour 1999) ^6.

La réponse officielle faite par l’État français à M. Petit et à la Commission des droits humains de l’ONU est révélatrice du fond idéologique avec lequel fonctionne toute la justice et plus largement l’État : la France a soutenu que « la crédibilité des allégations faites par les mères concernant les abus sexuels commis contre leurs enfants était contestable du fait qu’elles étaient invariablement émises au cours de procédures de divorce [^7] » . Pourquoi les allégations des pères sont-elles estimées plus crédibles par les juges ? Et comment les enfants et les femmes pourront-ils être protégé(e)s si on continue de partir de l’idée que les victimes de violence sexuelle mentent ?

Pourquoi la pédophilie continue-t-elle à susciter deux types de réaction selon qu’elle est le fait d’un proche de la victime ou d’un total étranger ? Cette loi votée, et heureusement inopérante pour le moment, vise-t-elle tous les violeurs d’enfants, y compris le papa, le tonton et l’ami de la famille, ou seulement les pédophiles « de rue »? Voilà les questions dérangeantes qui n’ont pas été posées. On a voté une loi féroce qui, si elle s’appliquait, priverait une minorité de délinquants des protections ordinaires de la loi ; pendant que ­ pour que ? ­ la majorité des délinquants sexuels continuent à sévir en toute impunité. S’il s’agit de protéger les victimes d’agressions sexuelles, il serait plus simple, plus raisonnable et plus efficace, de commencer par les écouter.

[^2]: Odas, Protection de l’enfance, lettre de novembre2007, .

[^3]: Se reporter aux chiffres du Snatem de 1999 à 2002. Voir aussi: .

[^4]: Prérapport: [](http://193.194.138.190/Huridocda/Huridoca.nsf/ (symbol)/E.CN.4.2003.79.Add.2.En?Opendocument?).; rapport final: http://193.194.138.190/Huridocda/Huridoca.nsf/(symbol)/E.CN.4.2004.9.Add.1.En?Opendocument.

[^5]: Rapport final de M. Petit, p.14.

[^7]: Violences intrafamiliales sur enfants: le rapporteur de l’ONU en France, par Léo Thiers-Vidal et Hélène Palma, .

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