Malade ? Et puis quoi encore !

Les employeurs font de plus en plus souvent appel à des organismes privés pour contrôler leurs salariés en arrêt maladie. Les syndicats s’inquiètent des dérives et des abus de ce système.

Jean-Baptiste Quiot  et  Pauline Graulle  • 17 avril 2008 abonné·es

Les demandes ont explosé. Et les entreprises de contre-visites médicales patronales sont en pleine santé. « En moyenne, notre croissance atteint 20 % par an » , se félicite Michèle Laporte, fondatrice de Medicat Partner. Cette société ainsi que Syneance, Contre-visite Médicale, Mediverif, Sogirec, Securex, engagées dans une concurrence effrénée, proposent le même service.

Moyennant une centaine d’euros, l’employeur n’a qu’à remplir un formulaire mis en ligne par l’un de ces prestataires, précisant le nom et l’adresse du salarié en arrêt maladie. Illico, il diligente par surprise l’un de ses médecins contrôleurs au chevet du potentiel fraudeur. Si l’arrêt prescrit par le médecin traitant n’apparaît pas « médicalement justifié » et que le salarié refuse de reprendre le travail, l’employeur est alors en droit de retirer à ce dernier les indemnités complémentaires qu’il lui verse.

Illustration - Malade ? Et puis quoi encore !


Tandis que l’assurance-maladie épingle 10 % d’arrêts injustifiés, les sociétés privées vont jusqu’à 50 %… DUFOUR/AFP

Àpremière vue, rien de nouveau dans cette traque du fraudeur. Une loi de 1978 autorise en effet les employeurs à demander au service médical de l’assurance-maladie un contrôle à domicile. Aléatoire et indépendant, il est effectué par des « médecins-conseils » de la Sécu. Alors pourquoi les chefs d’entreprise se tournent-ils toujours plus nombreux vers des sociétés privées ? D’abord, parce qu’elles proposent un contrôle personnalisé des salariés plus « efficace » . Tandis que l’assurance-maladie épingle 10 % d’arrêts injustifiés [^2] au jour du contrôle, elles se targuent de démasquer jusqu’à 50 % de fraudes sur les populations suspectées.

Et le phénomène devrait s’amplifier avec la volonté gouvernementale de réduire le déficit de la Sécu. Dans le cadre de la loi de financement de la Sécurité sociale 2008, un plan expérimental a été lancé mi-mars dans une dizaine de caisses primaires d’assurance-maladie. Peu importe si le Haut Conseil pour l’avenir de l’assurance maladie note que « les petits arrêts dits « de complaisance » n’ont pas, en tout cas pour la Sécurité sociale, une importance macroéconomique majeure » . En 2010, il suffirait d’une contre-visite réalisée par un organisme privé pour que les indemnités journalières payées par la Sécurité sociale, en plus des indemnités complémentaires versées par l’employeur, soient retirées au salarié « fraudeur ». Une décision d’une importance capitale qui, si elle était validée, pourrait, subtilement mais fermement, subordonner la Sécurité sociale au patronat, devenu juge et partie de la santé de ses salariés.

Avec pour seule obsession de faire la guerre à l’absentéisme en débusquant les fameux « arrêts de complaisance », ces visites patronales offrent « l’avantage » au chef d’entreprise de choisir lequel de ses salariés sera contrôlé. Ce dernier devra, en l’espace d’une visite express, fournir la justification de sa pathologie. Mieux vaut alors ne pas souffrir d’une maladie sujette à interprétation ou aux symptômes trop discrets. Car les médecins contrôleurs, triés sur le volet et grassement rémunérés, doivent présenter des arguments convaincants : « Il y en a qui font les contre-visites pour l’argent. Mais ceux qui nous intéressent le font par conviction : ils ne supportent pas de voir les gens en arrêt alors qu’ils peuvent travailler » , explique la conseillère clientèle de Syneance. Même discours chez Contre-visite médicale : « Le but de nos médecins est d’inciter le salarié à reprendre le travail. Pas de le conforter dans sa situation de suspension. » « Vous imaginez bien que tous les médecins ne font pas de contre-visites médicales , affirme-t-on à Mediverif. Les nôtres sont « pour » le contrôle des arrêts de travail. »

L’arrêt maladie comme partie intégrante du processus thérapeutique est donc évacué d’emblée. Tout comme la corrélation potentielle entre le mal-être du salarié et l’organisation du travail.

Certes, le résultat de ces contre-visites ne va pas toujours dans le sens du chef d’entreprise, qui doit payer « l’expertise ». Et les médecins contrôleurs sont, comme ceux de la Sécurité sociale, agréés par la Direction des affaires sanitaires et sociales (Dass). Mais, chez Syneance, on explique qu’ « il y a des médecins plus « doués » que d’autres » . Drôle de conception de l’objectivité médicale…

Les médecins contrôleurs n’ont cependant de compte à rendre qu’au sous-traitant qui les emploie. Et même s’ils savent bien que donner trop souvent raison à l’employé leur fait courir le risque de ne plus être choisis pour effectuer ces contrôles, ils ont le dernier mot face au médecin traitant. « On va vers des conflits majeurs entre médecins traitants et médecins contrôleurs , avertit Didier Ménard, président du Syndicat de la médecine générale. Ils auront beau faire leur travail sérieusement, ils risquent par manque de temps de remettre des gens malades au travail . De plus, un phénomène d’autocensure va affecter autant le médecin prescripteur de l’arrêt que le patient demandeur. » Car les « punitions » ont valeur d’exemple pour le collectif de travail. « L’avantage de ces contrôles , c’est qu’ils ont un effet psychologique assez important, souligne-t-on chez Syneance *. Ils posent une limite à tous ces arrêts de travail. »*

En juillet 2007, La Poste lançait une opération « 100 % contrôles » avec l’entreprise Securex. Le but : passer au crible l’ensemble des salariés arrêtés. « Dans le cadre de la « modernisation », Securex est devenu un outil managérial à part entière » , constate Sébastien Baroux, représentant syndical de SUD-PTT. Travail à flux tendu, absence d’équipes de remplacement ­trop coûteuses­ , l’entreprise est entrée dans l’ère de la dissuasion massive des arrêts maladie. Une politique de « tolérance zéro » qui semble fonctionner, puisque depuis la mise en place de la systématisation, ils ont fondu comme neige au soleil, affirme le syndicaliste. Et les indemnités versées par La Poste aussi…

Mais cet « écrémage » ne s’est pas fait sans douleur. Sébastien Baroux, qui a recensé aujourd’hui une soixantaine de cas litigieux de contre-visite et trois salariés aux prud’hommes, constate : « Ces contre-visites sont très mal vécues par les employés, qui ont l’impression d’être systématiquement accusés de malhonnêteté. » Souvent, elles débouchent sur un « entretien de retour », issu d’une formation assurée par les mêmes organismes de contrôle. Ces face-à-face entre manager et salarié consistent officiellement à « gérer une approche individuelle de l’absentéisme » et peuvent rapidement dégénérer en d’implacables interrogatoires : « Certains collègues ont été victimes de pressions , ajoute Sébastien Baroux. On leur a fait comprendre que trop d’arrêts à leur actif pourraient leur faire perdre leur boulot. » À croire que certains abus sont mieux acceptés que d’autres…

[^2]: Note du Haut Conseil pour l’avenir de l’assurance-maladie sur les prestations en espèces hors maternité et accident du travail, février 2008.

Temps de lecture : 6 minutes