On dissèque bien les RMistes

Un ex-assistant social révèle l’existence d’un système de fichage intrusif des allocataires du RMI, et le non-respect du secret professionnel par les travailleurs sociaux. Un témoignage exclusif.

Xavier Frison  • 10 avril 2008 abonné·es
On dissèque bien les RMistes
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Allocataires du revenu minimal d’insertion, vous êtes fichés. Les «~instructeurs des contrats d’insertion~» qui vous convoquent ne consignent pas seulement vos parcours professionnel, date de naissance ou qualification, mais aussi vos difficultés financières, votre niveau culturel, votre nationalité, voire votre penchant pour la bouteille ou vos problèmes de santé.

C’est en tout cas ce qui ressort du témoignage accablant de Philippe Mélinand, travailleur social en charge du suivi des RMistes d’octobre 2005 à septembre 2006 pour une mairie de l’Est de la France. Effaré par son expérience, il en a tiré un récit fouillé, en attente d’un éditeur, pour dénoncer la « violence d’un système » et répondre au silence des organisations sollicitées. Que ce soit la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil), l’Association nationale des assistants de service social (Anas) ou le procureur de la République, tous alertés sur l’existence de fichiers informatisés des usagers sans le consentement de ces derniers, personne n’a jugé bon de réagir. Reste le témoignage direct pour alerter l’opinion et susciter l’éventuelle émergence d’autres cas similaires en France.

Illustration - On dissèque bien les RMistes


Le RMiste est souvent suspecté de « filouterie » ou de passivité. SAGET/AFP

Le florilège de commentaires sur des allocataires du RMI, extraits de fiches « utilisées à des fins de suivi de ces allocataires » dans le cadre du Centre communal d’action sociale (CCAS) de la ville, laisse pantois. « Ces éléments sont totalement inconnus de l’usager, collectés et archivés sans son accord, et sans droit à rectification, contrairement à ce que spécifie la loi Informatique et libertés » , rappelle en préambule Philippe Mélinand. Extraits choisis~:

­ « Il est illettré… s’était présenté avec une demoiselle en situation irrégulière » ;

­ « Monsieur SDF ». « Décès de sa mère fin 2004. Dépressif » ;

­ « Il a tendance à boire de temps en temps » ;

­ « Lente. Très fuyante… » ;

­ « Problèmes de présentation (odeurs) » ;

­ « Très fragile, pleure facilement » ;

­ « Femme de nationalité algérienne » ;

­ « Prend un traitement médical important » ;

­ « N’est pas très cohérent. Problèmes psy ? »

Thème récurrent, la question « psy » horripile Philipe Mélinand. « Tout ce qui est du domaine de l’intervention de la psychologie a phagocyté le champ social. Comme si être précaire ou dans une situation professionnelle délicate était forcément dû à un problème psychologique. En faire un fourre-tout et une condition sine qua non à la compréhension d’un parcours ou d’une personne, c’est catastrophique. » Et l’auteur de déplorer le trop léger bagage politique des travailleurs sociaux. « On les forme à la sociologie, à la philosophie, à la psychologie, mais pas au champ politique, alors que les problèmes sociaux sont intimement liés au politique. On ne considère jamais la personne comme faisant partie d’un système global. »

Le principe d’obéissance à la hiérarchie expliquerait aussi comment un système de fichage illégal généralisé peut exister dans une collectivité territoriale. La loi le dit, « le fonctionnaire doit se conformer aux instructions de son supérieur hiérarchique […]. Le refus d’obéissance équivaut à une faute professionnelle. » Une obligation théoriquement caduque « dans le cas où l’ordre donné est manifestement illégal et de nature à compromettre gravement un intérêt public » . Pour avoir tenté de s’immiscer dans cette brèche en refusant de constituer des fiches nominatives, Philippe Mélinand a récolté une mise à pied d’un mois.

Les réunions de la Commission locale d’insertion (CLI) ne manquent pas non plus de piquant. Une quinzaine de personnes représentant les institutions locales (travailleurs sociaux, politiques, ANPE, etc.) y examinent les dossiers des allocataires. La vie privée de ces derniers est évoquée « devant des partenaires qui ne sont pas soumis au secret professionnel (ANPE, insertion). C’est donc cela, le secret partagé ? » , ironise Philipe Mélinand. On ne se prive pas non plus de bons mots :

­ « Si les gens bossent à côté, ils sont filous. Ils sont pas dans la réalité. »

­ « D’un point de vue pédagogique on va montrer à ce monsieur que c’est bien de travailler. »

­ Le politique présent : « On est arrivés à le remettre au boulot. »

­ Un membre du CCAS : « On doit juger si les gens sont actifs ou pas. »

« Et donc collaborer avec la logique de contrôle » , relève Philippe Mélinand. « La « réactivité », cela revient aussi souvent… Celle attendue chez les précaires, bien sûr. C’est bien connu, un précaire n’est pas réactif! »

Fichée, disséquée sur la place publique, la vie privée des allocataires est minutieusement répertoriée tout au long du suivi administratif, au mépris des droits les plus élémentaires. Cas unique d’une mairie en dérive ou pratique généralisée ?

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