Seul et multiple

Fernando Pessõa, auteur solitaire aux nombreuses personnalités, fait aujourd’hui l’objet de deux mises en scènes, en France et au Portugal.

Gilles Costaz  • 30 avril 2008 abonné·es

FERNANDO PESSOA ÉTAIT UN SOLITAIRE , un introverti, au point de mourir seul dans sa chambre, les deux tiers de son œuvre dormant dans le coffre placé au pied de son lit. Mais il aimait le théâtre, nourrissait une passion pour les dramaturges symbolistes, principalement Maeterlinck. Le théâtre, aujourd’hui, lui rend bien cette passion puisqu’on transpose à la scène certains fragments du Livre de l’intranquillité et d’autres œuvres.

Pessõa a également écrit une pièce rarement montée, au Portugal comme en France : le Marin , étonnante cérémonie où trois veilleuses entourent le corps d’une amie en méditant sur la vie et en évoquant un marin aimé et disparu. L’auteur parlait d’un « drame statique », ce qui est, évidemment, une formule exacte. C’est un théâtre de la non-action qui trouve sa vie dans la force des mots et une façon ­d’être dans un au-delà de la pensée et du comportement humain.

Le Marin* , Alain Ollivier** l’avait déjà monté au théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis, quand il le dirigeait. Invité par le théâtre d’Almada – la petite ville qui regarde la grande Lisbonne par-delà le Tage –, il vient d’en réaliser une autre mise en scène, dont on peut espérer qu’elle sera reprise en France. La première version raréfiait les mouvements, celle-ci les interdit. Trois femmes sont assises derrière un corps allongé. Elles ­portent un masque blanc, mi-antique, mi-africain, où s’inscrit et s’efface à la fois l’angoisse humaine. Derrière le masque dessiné par Erhard Stiefel, le jeu de ces trois actrices – Cecilia Laranjeira, Maria Frade et Teresa Gafeira – émet une douce plainte, mystérieuse. C’est un admirable moment de théâtre suspendu, comme arraché à la nuit des temps.

Une autre production portugaise , mais visible en France, Turismo infinito , visite différemment le monde de Pessõa. Un auteur d’aujourd’hui, Antonio M. Feijo, a fait se rencontrer les « hétéronymes » de ­l’écrivain ; on sait que Pessoa donna des noms aux différentes personnalités, et même aux différents auteurs, qui étaient en lui : Alvaro de Campos, le futuriste, Alberto Caeiro, le rêveur, Ricardo Reis, le monarchiste… Tous ces gens sont en scène dans une série de croisements énigmatiques. C’est sans doute l’une des plus belles mises en scène de Ricardo Pais, l’un des grands noms du théâtre de son pays, directeur du Teatro nacional São João de Porto. Non pas la traversée du miroir mais le franchissement d’une infinité de miroirs.

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