« Clic humanitaire » : entre générosité et marketing

Les sites invitant les internautes à faire des dons sans débourser d’argent se multiplient. Derrière ces opérations, des associations, des entreprises sociales ou des multinationales, parfois en quête d’un bon coup de communication.

Christine Tréguier  • 22 mai 2008 abonné·es

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Le tsunami de décembre 2004 a démontré, si besoin était, la phénoménale capacité de mobilisation des internautes. À tel point qu’en 2005 Microsoft a financé une étude tentant d’évaluer les formes de collecte les plus aptes à séduire les jeunes connectés. Depuis, les associations caritatives ont fortement développé leur présence sur le Net, et on voit émerger des sites de « don gratuit ». Tout ou partie de l’argent collecté est reversé à des projets ou associations humanitaires, mais rien ne sort de la poche de l’internaute.
Alors, qui paye ? Ce sont les associations ou les entreprises à l’initiative de ces sites solidaires. Leurs revenus sont générés soit par la vente d’espaces publicitaires, soit par des commissions négociées avec des sites commerciaux partenaires, en contrepartie de l’audience ou des clients redirigés vers eux. L’argument de la solidarité attire les internautes, qui font le reste, y compris la promotion.

Le modèle de don gratuit le plus répandu est celui du « clic humanitaire » ou « click-to-donate » . Une cause, un clic, un don subordonné à la consommation passive de quelques bannières publicitaires. Lancé en 1999 par un programmeur américain, thehungersite.com a été le premier du genre. Chaque clic équivaut à une fraction de bol de riz (quelques cents), et les sommes payées par les annonceurs sont alors intégralement versées au Programme alimentaire mondial (PAM). L’adresse se répand de manière virale.
En 2000, thehungersite enregistre 95 millions de clics et distribue 9,5 millions de tonnes de nourriture. Victime de son succès, il est racheté par GreaterGood (propriétaire d’une galerie marchande en ligne reversant elle aussi une part de ses gains), puis, à la suite de l’éclatement de la bulle Internet, par CharityUSA, qui décline la recette : cliquer pour lutter contre le cancer et offrir une mammographie, préserver quelques mètres carrés de forêt primaire, soigner des enfants, etc. Pour faire grimper les compteurs, les visiteurs sont ensuite aiguillés vers les boutiques en ligne de GreaterGood, qui rétrocèdent 3 à 30 % de leurs ventes. Selon le secrétariat d’État de Washington, le chiffre d’affaires global de CharityUSA pour l’année fiscale 2007 est de 11 280 900 dollars. Les associations partenaires ont reçu 1 724 030 dollars, soit 16 %. L’aide est importante (2,8 tonnes de nourriture distribuées, 3 000 mammographies offertes, 3 200 hectares de forêt protégés, 520 000 enfants aidés), et les recettes de l’entreprise plus encore.
S’inspirant de ce modèle, la société française Ivoire a lancé Clic Animaux en novembre 2007, puis Clic Enfance et Clic Handicap, trois sites adossés à sa Boutique solidaire. La société reverse 50 % des recettes publicitaires et 20 % sur les achats. Une partie des produits sont artisanaux, dont certains respectent les principes du commerce équitable, et elle impose à ses fournisseurs une charte minimum de bonnes pratiques.
Autre forme de contribution, assez peu prisée des internautes : accepter de figurer dans un fichier d’adresses solidaires qu’Ivoire se propose de louer à des entreprises.
Le « clic humanitaire » est parfois récupéré par quelques campagnes de marketing viral menées par des industriels pas très recommandables. Trois années durant, l’Association des producteurs de plastiques en Europe (APME) en a usé pour médiatiser ses dons à Wateraid. Une campagne de communication classique aurait coûté bien plus que les 150 000 euros mis sur la table pour offrir de l’eau potable. Idem pour Skip (Unilever), qui a verdi son image en mobilisant le réseau pour planter 48 472 arbres d’un clic de souris.

Une autre déclinaison du « don gratuit » consiste à se placer comme intermédiaire entre les internautes et les opérateurs de transactions financières en ligne – les e-commerçants et les marchands d’espaces publicitaires que sont les moteurs de recherche. C’est le principe même du « moteur solidaire ». Il redirige les recherches vers des moteurs existants avec lesquels il a signé des contrats d’affiliation et qui lui rétrocèdent quelques centimes d’euros sur leurs recettes publicitaires. Le premier du genre en France, Doona.fr, est sans but lucratif et reverse l’intégralité de sa collecte.
Veosearch.com et Hooseek.com ont placé la barre plus haut. Ces deux entreprises, lancées respectivement en octobre 2007 et janvier 2008, veulent conjuguer profits et solidarité. Elles ont passé des accords avec quatre moteurs de recherches, dont Google et Yahoo. « Chaque requête rapporte en moyenne 0,04 euro, explique Thomas Barbey, le créateur de Hooseek, et la moitié est reversée à quatre associations choisies par le donateur. » Choisies parmi les 800 000 déclarées au Journal officiel. C’est un peu le foutoir, mais cela permet à de petites structures engagées comme Kokopelli, RESF ou Droit au logement de figurer à côté des ONG poids lourds. Hooseek a récolté 3 500 euros en trois mois, et met en avant la qualité de l’outil, auquel il ajoute régulièrement des fonctionnalités de recherche, et le respect absolu des données personnelles.
Veosearch a une stratégie plus offensive. Levée de fonds (675 000 euros) auprès d’actionnaires comme Adverline (régie publicitaire) et Phitrust (investissement solidaire), opérations de communication, le site cherche à se positionner comme plateforme communautaire autour du développement durable. Comme Hooseek, Veosearch reverse 50 % de son chiffre d’affaires. Grâce à ses propres annonceurs, il a totalisé 21 000 euros en six mois. Quant à Soliland.fr, il a choisi un autre créneau, celui de l’achat solidaire. À l’instar des autres portails de vente, il propose un catalogue (plus de 300 magasins en ligne), un comparateur de prix, et un plus : à chaque achat réalisé par l’intermédiaire de son site ou de son logiciel, Soliland reverse 50 % de sa commission (en moyenne 2 euros par produit soit 24 000 euros pour l’année 2007).

Ces nouvelles formes de solidarité profitent aux associations et ne coûtent effectivement rien ou presque à l’internaute. Mais elles n’incitent pas franchement à la décroissance ; elles restent à l’avantage des marchands, qui gagnent trafic et bonne image sans majorer leurs habituelles commissions, et des intermédiaires solidaires qui, sans cette valeur ajoutée, paieraient cher pour se faire une place sur un marché déjà saturé.
L’e-solidarité implique donc vigilance et exigence quant à la transparence des comptes, la non-utilisation des données personnelles et l’évolution future de tous les sites faisant appel à elle. Elle n’empêche pas non plus de lâcher la souris pour s’impliquer dans des actions où il n’est question ni d’acheter ni de consommer de la pub, mais simplement de donner un peu de soi.
Christine Tréguier

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