Le nerf de la guerre

L’Union pacifiste de France édite un document édifiant sur « les profiteurs
de guerre ». Spécialisés dans le commerce des armes, des infrastructures, des matières premières ou des services, ils prospèrent sur le marché de la mort.

Xavier Frison  • 8 mai 2008 abonné·es
Le nerf de la guerre
© IRG :

Une fois n’est pas coutume, Politis va citer des marques. De nombreuses marques, de ces gigantesques multinationales privées, libérales et prédatrices à souhait. Qu’on se rassure, c’est pour la bonne cause : dans le cadre d’une campagne de sensibilisation mondiale de l’Internationale des résistants à la guerre (IRG) et avant le salon de l’armement Eurosatory (Paris, 16 au 20 juin), l’Union pacifiste de France édite un document fort instructif, les Profiteurs de guerre [^2]
Le principe : « Montrer ces sociétés du doigt, les médiatiser – tout ce qu’elles détestent. Faire apparaître leurs activités au grand jour, en espérant que cela puisse freiner les plus répréhensibles » , détaille Rémy Burget, délégué de l’Union pacifiste auprès de l’IRG et coordinateur du document. Au fil des pages s’étale une jolie photo de famille des plus beaux « intérêts » français et internationaux dans le commerce de la mort, des bien connus Thales, Halliburton et Boeing, à d’autres peut-être moins attendus, comme Renault ou Sodexo.

Illustration - Le nerf de la guerre


Un visiteur regarde un lanceur français de missiles au salon de l’armement Eurosatory, en 2002. Jack Guez/AFP

Dénonçant la « délinquance économique » de ces industriels aux mains sales, Joanne Sheehan, ex-présidente de l’IRG, estime que les « bénéfices retirés de la guerre sont une de ses causes premières » . Ainsi, « la capacité des entreprises à intégrer les processus de décisions politiques apparaît si immense que dire “elles font la guerre pour faire du profit” serait plus juste que de dire “elles profitent de la guerre” » . Petite revue de détail, non exhaustive, de ces profiteurs à la tête d’entreprises qui « détruisent, “protègent” et reconstruisent ».
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Marchands d’armes, entreprises d’équipements ou sociétés de services, il y en a pour tout le monde dans le business de la guerre. À commencer par le célèbre consortium franco-germano-espagnol EADS, dont la nébuleuse est longuement décortiquée par l’Union pacifiste. Passé maître dans l’amalgame entre activités civiles et activités militaires, le groupe d’Arnaud Lagardère profite de cette confusion des genres savamment entretenue pour justifier de grosses dépenses en recherche et développement. Des dépenses largement financées par l’État alors que *« les bénéfices dégagés profitent essentiellement aux actionnaires privés »
. Airbus et Eurocopter apparaissent-ils avant tout comme des concepteurs d’appareils civils ? Le premier nommé a vendu cinquante futurs transporteurs lourds militaires A400M au Parlement français. En 2006, le second pouvait s’enorgueillir de garnir son carnet de commandes de produits militaires à hauteur de 53 %.

Au rayon des services, le français Sodexo tire son épingle du jeu. Capable de fournir tous les services de base (gestion de bases de vie, restauration, blanchisserie, nettoyage, gestion des déchets, argent, constructions amovibles ou entretiens immobiliers) dans des conditions « extrêmes », la société marseillaise a séduit le ministère de la Défense, mais aussi les Marines américains et diverses coalitions internationales, comme l’Otan. Pour ce genre d’entreprises, capables de commercer avec les militaires turcs et britanniques des deux côtés de la frontière, les tensions internationales sont une aubaine. Et la guerre en Irak, le Nirvana : « Dans les douze derniers mois, le marché a progressé fortement en raison de la situation internationale » , confiait ainsi, en 2005, avec une retenue très diplomatico-commerciale, Andrew Leach, directeur du segment défense de Sodexo pour l’Irlande et la Grande-Bretagne.
Présent notamment au Nigéria, en Angola, en Arabie Saoudite et en Afghanistan, et partenaire des plus grandes compagnies pétrolières et des groupes miniers, Sodexo a le sens de la clientèle. Grâce à la Messhall Academy mise en place avec les Marines, ses personnels civils sont « imprégnés de la culture militaire » et peuvent « se défendre si leurs quartiers sont sous le feu ».
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Mais, après la bataille, ou pour gonfler l’ego d’un satrape local, il faut reconstruire. C’est l’affaire de Bouygues, *« un profiteur de guerre de premier plan ».
Spécialiste des « projets pharaoniques édifiés pour les régimes les plus corrompus » (palais du dictateur ouzbek Islam Karimov, grande mosquée pour Hassan II, basilique pour Houphouët-Boigny), le groupe est aussi un pilier des réseaux de la Françafrique. Détruire, rebâtir, l’Américain Caterpillar connaît aussi la musique. L’armée israélienne utilise les bulldozers CAT pour détruire terres cultivées, infrastructures et habitations palestiniennes. Des engins de la même marque servent par ailleurs à la construction du mur qui sépare Israël et les territoires palestiniens. La boucle est bouclée.

Les filouteries de certains hauts représentants du Quai d’Orsay sont également épinglées par l’Union pacifiste : l’ambassadeur Jean-Bernard Mérimée et l’ex-secrétaire général Serge Boidevaix ont été mis en examen dans l’affaire des détournements financiers du programme Pétrole contre nourriture, auquel était soumis l’Irak de Saddam Hussein. Dans la catégorie des officines et marques à l’image plutôt lisse, on peut citer Renault et sa division Renault Trucks Defense, « cent ans de fournitures militaires pour la mobilité, la logistique et les techniques blindées » . Ou encore la BNP et le Crédit lyonnais, émetteurs de prêts garantis entre 1992 et 1994 qui ont « permis au Rwanda l’acquisition d’armes ».
Autre dénonciation portée par les Profiteurs de guerre, le cas croustillant de l’assureur Axa, capable d’investir dans l’armement « tout en proposant des placements financiers dits éthiques » . L’ex-entreprise du « parrain du capitalisme français » , Claude Bébéar, n’y voyait rien à redire jusqu’à ce qu’une campagne de pacifistes belges soulève la contradiction lors d’une assemblée générale d’actionnaires…

Confusion des genres d’un autre style, l’association entre les industries liées aux pays en guerre et les groupes de médias amis du président de la République scelle l’assurance de pouvoir commercer en toute quiétude, même en eaux troubles. Dans ce club très select, on retrouve Lagardère et Bouygues, donc, mais aussi Serge Dassault. Auxquels on peut ajouter Vincent Bolloré, dont, par exemple, « les intérêts du groupe dans la guerre en Côte d’Ivoire (qui fournit 40 % du cacao mondial) restent couverts d’un voile pudique » . Après la réception en grande pompe du colonel Kadhafi à Paris, les chaudes félicitations à Vladimir Poutine pour sa « réélection déguisée » et, plus récemment, les courbettes faites à la Chine et la visite d’une rare complaisance à Tunis, Nicolas Sarkozy envoie un message rassurant à tous ces messieurs : *business first.

  • [^2]: Les profiteurs de guerre, 52 p., 3 euros (frais de port offerts). Chèques à l’ordre de l’Union pacifiste à envoyer à : Union pacifiste, BP 196, 75624 Paris cedex 13.

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