L’esprit d’équipe

Depuis seize ans, l’Association du cinéma indépendant pour
sa diffusion met en œuvre des actions pour que les spectateurs aient accès aux films dans toute leur diversité.

Christophe Kantcheff  • 15 mai 2008 abonné·es

«Aujourd’hui, l’essentiel des recettes se concentre sur de moins en moins de films […] capables, par leur puissance financière, d’occuper une partie si importante de la surface commerciale que tous les autres — et au premier chef les films indépendants — sont repoussés dans une périphérie économique leur interdisant, de fait, de rencontrer leur public.

Illustration - L’esprit d’équipe


De l’Acid 2004 aux Césars 2005 : Quand la mer monte, de Yolande Moreau et Gilles Porte. DR

Aujourd’hui, la télévision, devenue un opérateur déterminant de l’industrie, tend à lui appliquer ses propres critères et contribue à sinistrer la cinématographie française, se refusant à programmer les films dont elle juge l’audience en salles insuffisante. Où est la liberté des réalisateurs face à cette double censure de l’audimat, du “prime time” et du “ciné-chiffres” ?» De quel texte sont donc extraites ces quelques phrases ? D’un rapport récent sur l’état du cinéma ? Du livre du Club des~13, initié par Pascale Ferran, sur la situation des «films du milieu», dont il a été beaucoup question ces dernières semaines ? Non. Ces lignes, qui auraient pu être écrites en 2008 tant elles sont encore d’une actualité brûlante, datent… de 1991~! Elles scellent l’acte de naissance de l’Acid, l’Association du cinéma indépendant pour sa diffusion (le A d’Acid ayant dans un premier temps signifié «Agence»), entièrement constituée de cinéastes. Ce sont en effet les premières lignes d’un manifeste, au titre non ambigu — «Résister» –, et signé alors par 180~réalisateurs, manifeste qui s’insurgeait contre l’industrialisation du cinéma, et dont la création de l’Acid, en 1992, sous l’impulsion notamment de Serge Le Péron, Gérard Mordillat et Jean-Pierre Thorn, et grâce aux moyens alloués par le CNC, fut la conséquence.

La «philosophie» de l’Acid, ainsi posée, est plus que jamais valable aujourd’hui : rendre accessible aux spectateurs les œuvres de toutes les cinématographies et de toutes les esthétiques, souvent fragiles économiquement, mais aux ambitions artistiques marquées. «Des films qui n’expriment pas une pensée admise ou admissible ou dont la forme ne rentre pas dans le formatage de la production dominante», précise Dominique Boccarossa, qui préside l’Acid avec un autre réalisateur, Pascal Deux. Et ce travail en faveur de la diversité et de la démocratie culturelles, vantées si souvent par les pouvoirs publics sans pour autant que les décisions politiques suivent, est pris en charge par les cinéastes eux-mêmes.

Depuis 2006, année où l’association s’est relancée, avec notamment l’arrivée d’une nouvelle déléguée générale, Fabienne Hanclot, entourée de Grégory Taglione, programmateur, et Jean-Baptiste Le Bescam, en charge des partenariats, la règle de fonctionnement est la suivante. Seuls les films ayant un distributeur indépendant et sortant sur moins de quarante copies sont susceptibles d’être soutenus par l’Acid. Chaque mois, la projection de cinq films, longtemps avant leur sortie, est organisée pour les membres de l’Acid –~110 réalisateurs sont adhérents, une quarantaine y participent régulièrement. Pour obtenir le soutien de l’Acid, un film doit convaincre au moins 4~cinéastes parmi les présents. Cette conviction ne peut être superficielle car il s’agit pour eux d’un véritable engagement dont les termes sont déterminés dans une charte. Ils s’engagent ainsi à écrire un texte de soutien, à participer à des réunions avec le distributeur et le réalisateur pour préparer la sortie du film, et surtout à animer des débats dans des salles indépendantes, partout en France, dans les petites comme dans les grandes villes. Là est l’une des originalités de l’Acid : des réalisateurs payent de leur personne pour soutenir le travail d’un de leurs pairs.

« Nous allons dans tous les territoires, parce que nous croyons en un film. Cela peut s’apparenter à une forme de militantisme, explique Dominique Boccarossa. Défendre un film qui n’est pas le sien est, je crois, plus simple. Face aux éventuelles critiques, on peut plus facilement argumenter, être pédagogique. Notre tâche, en fait, consiste à aider à aimer.» Cette fréquentation régulière des salles par les cinéastes de l’Acid a fini par constituer une véritable expertise de l’exploitation indépendante, précieuse en particulier pour les distributeurs. «Il y a tout un réseau de salles que l’Acid connaît très bien, confirme Mathias Cornet, d’Eurozoom, distributeur récent d’Andalucia, d’Alain Gomis, soutenu par l’Acid, et de Combalimon, de Raphaël Mathié, dans la programmation de l’Acid à Cannes en 2007, et dont la sortie en salles est fixée début septembre (voir p. III). Cela permet d’avancer ensemble plus vite et mieux sur la programmation. En outre, les auteurs des films ne pouvant se démultiplier alors que les demandes sont nombreuses, le relais assuré par l’Acid pour les avant-premières et les débats est incontestablement bénéfique : sur la presse locale, sur le bouche-à-oreille, et, finalement, sur les entrées.»

L’Acid conclut des partenariats qui ne sont pas forcément basés sur l’actualité avec certaines salles, comme l’Alhambra à Marseille, sur le documentaire, ainsi qu’avec des associations de salles, comme l’Association des cinémas de recherche d’Île-de-France. Un partenariat a aussi été passé à Paris avec les salles les Écrans de Paris (l’Arlequin, le Majestic Passy, le Reflet Medicis, l’Escurial et le Majestic Bastille), instaurant, à partir du mois de juin prochain, un rendez-vous Acid chaque week-end, dans une de ces salles, aux séances de 11~heures. L’Acid est également présente dans des festivals comme ceux de La Rochelle, Belfort, Lussas ou Bobigny. Afin d’élargir les publics, l’association suscite la rencontre de scolaires avec les réalisateurs de passage dans une ville pour un débat, et organise des manifestations qui touchent à d’autres domaines artistiques : par exemple, des lectures en librairie autour de L’homme qui marche, d’Aurélia Georges, ou des ciné-concerts, notamment avec Claire Diterzi, qui a signé la musique de Requiem for Billy The Kid, d’Anne Feinsilber, ou avec les musiciens de la France, de Serge Bozon.

«Dans les rapports que nous avons avec les spectateurs, nous nous rendons bien compte que ceux-ci sont ouverts, souligne Mariana Otero, membre du conseil d’administration de l’Acid. Ils sont capables d’apprécier un Eastwood et des films plus pointus qui sortent sur cinq copies. Certains manifestent même le désir de participer activement, avec les cinéastes, au soutien de ces films-là. Une façon de sortir du statut de consommateur pour redevenir réellement spectateur.» D’où l’idée, en cours de préparation, de constituer un réseau de spectateurs «relais», qui contribueraient à la visibilité des films et pourraient eux-mêmes être à l’initiative de débats. Une sorte d’Acid des spectateurs.

Si une autre des missions de l’Acid est le tirage de copies supplémentaires, avec l’Agence pour le développement régional du cinéma, pour les moyennes et petites villes, celle-ci a tendance à se transformer en un travail sur la durée d’exploitation (film pris dans sa quatrième ou cinquième semaine après sa sortie avec un débat à la clé, ou, pour les grandes villes, en sortie nationale, mais avec l’engagement d’une programmation sur quinze jours ou trois semaines). L’objectif étant de lutter contre le «turn over» des films et de permettre au bouche-à-oreille de fonctionner.

La programmation de l’Acid à Cannes relève d’une activité supplémentaire, qui participe toujours de cette volonté de faire vivre les films en salles : favoriser la rencontre entre un film et un distributeur. L’un des critères de choix des 9~films qui sont présentés lors du festival, sur les 150 à 200~visionnés, est en effet l’absence de distributeur. C’est le cas de la quasi-intégralité des documentaires qui se portent candidats (et qui, de surcroît, sont de plus en plus souvent autoproduits). Combalimon, à Cannes l’an dernier, a ainsi trouvé son distributeur, Eurozoom. «Pas directement parce que nous n’avons pu le voir à Cannes, explique Mathias Cornet, comme ce fut le cas, par exemple, de la Raison du plus fort, de Patric Jean, que nous avons découvert aux Arcades, en 2004. Mais la rumeur positive dont Combalimon a bénéficié sur la Croisette nous est revenue, et nous avons vu le film tout juste après le festival, l’Acid nous ayant mis en relation avec son producteur.» L’Acid travaille ainsi régulièrement avec une poignée de distributeurs qui se battent, eux aussi, pour continuer à faire exister le cinéma sous tous ses aspects. «On ne peut que souhaiter que, de leur côté, les associations de diffusion art et essai montrent de plus en plus naturellement les films de l’Acid aux exploitants, et se féliciter qu’au festival de Cannes les séances proposées par l’Acid attirent de plus en plus de professionnels, distributeurs inclus», note Catherine Bailhache, coordinatrice de l’Association des cinémas de l’Ouest pour la recherche.

Dorénavant, la programmation de l’Acid à Cannes n’est plus réservée aux seuls festivaliers. Elle est reprise à l’automne à Paris au Cinéma des cinéastes, ainsi que dans une quinzaine de salles art et essai d’Île-de-France. Quelques-uns des films sont aussi repris lors du festival de Pesaro en Italie fin juin, et à Genève en octobre.

L’Acid a 16~ans. Seize ans d’un «combat», comme le qualifie Jean-Pierre Thorn, en faveur des cinéastes et de leur travail, et au service des spectateurs. Un combat où les forces en présence (le commerce débridé d’un côté, l’attention aux œuvres de l’autre) ne se mesurent pas à taille égale. Mais s’il n’est pas perdu d’avance, c’est précisément parce qu’une association comme l’Acid a su garder sa vitalité, son efficacité et sa force de proposition. Sur le numérique, sur la distribution (avec la Société des réalisateurs de films), sur le problème de l’occupation des écrans, l’Acid formule des alternatives à l’uniformisation et à la logique de la rentabilité financière. Ces questions sont politiques au sens fort, car elles sont celles de tous les citoyens.

Culture
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