Séismes et sécurité

Bernard Langlois  • 22 mai 2008 abonné·es

Comme chaque fois que se produit une catastrophe naturelle de grande ampleur (et notons au passage qu’il semble s’en produire de plus en plus, et d’ampleurs de plus en plus impressionnantes, ce pourquoi gens de bon sens et de saine raison – exclus, donc, quelques indécrottables scientistes – établissent naturellement un rapport entre ce constat et ce qu’on sait de la destruction avancée de l’écosystème mondial), comme chaque fois, donc, à la télévision, ces scènes poignantes auxquelles nul ne peut échapper, sauf à se débrancher volontairement du spectacle du monde, ces parents effondrés sur la dépouille de leur enfant (le plus souvent unique, nous sommes en Chine…), ou suppliant qu’on dégage son corps toujours prisonnier des gravats : il semble que le séisme qui a frappé le Sichuan ait particulièrement atteint les établissements scolaires.
Selon l’agence Chine nouvelle, ce sont 6 898 bâtiments scolaires qui ont été détruits, et c’est par milliers qu’il faut compter les écoliers morts sous les décombres.

L’économie en croissance à deux chiffres de la Chine capitalisto-populaire, qui tant impressionne nos vieilles sociétés industrielles essoufflées (mais où règne comme ailleurs la soif du profit et la corruption attenante), n’a pas comme vertu première de privilégier la sécurité des populations ; ni donc d’intégrer dans ses normes de construction d’édifices scolaires le dernier cri des techniques antisismiques.
C’est ce que font valoir notamment des observateurs et experts d’un pays voisin, le Japon, où l’on a appris à vivre avec les tremblements de terre, vu qu’on y déguste environ 20 % des séismes répertoriés dans le monde (le plus terrible des dernières décennies, celui de Kobe, en 1995, avait fait 5 500 morts, on en compte au moins dix fois plus dans le Sichuan chinois.) « L’ampleur des dégâts et le nombre des victimes, disent ces experts, sont révélateurs des disparités entre une croissance exponentielle et l’aménagement des infrastructures sociales qui devraient l’accompagner. » Situation qui n’est du reste pas propre à la Chine : « Il en va de même dans le reste de l’Asie. » Même au Japon, où deux tiers des bâtiments répondent aux normes antisismiques, la sécurité n’est pas sans faille et, pour les écoles, « beaucoup reste à faire » , reconnaît un porte-parole officiel [^2].

La sécurité coûte cher. Du reste, avant de se gausser des pays exotiques, on gagnera à se rappeler l’ampleur du désastre Katrina (New Orleans, 2005), ou le traumatisme du lycée Pailleron (Paris, 1973), pourtant construit, comme bien d’autres du même type, en pleine période de croissance des Trente Glorieuses
[^3].

Sous la botte

Si l’on peut avancer ainsi des chiffres, faire des comparaisons et tout simplement accéder aux images de la catastrophe et aux commentaires des envoyés spéciaux, c’est que la Chine a ouvert ses frontières et accepté l’aide internationale : contrecoup du Tibet, besoin de restaurer son image à l’approche des Jeux ? Le fait est là.
Le contraire de l’attitude de la Birmanie, elle aussi sauvagement touchée par un cyclone ravageur, et qui a choisi, elle, de claquer la porte au reste du monde ; ou du moins, à ne laisser pénétrer les sauveteurs étrangers qu’au compte-gouttes et sous haute surveillance (et quand on dit « la Birmanie » , il faut bien sûr entendre « le pouvoir birman » , c’est-à-dire la clique militaire corrompue qui tient le pays sous la botte). C’est ainsi que Le Mistral, navire de notre marine nationale, bourré de mille tonnes de fret humanitaire « pouvant nourrir, selon le ministère de la Défense, 100 000 personnes pendant quinze jours et fournir un abri à 60 000 sinistrés » , poireaute au large des côtes birmanes, attendant un feu vert pour pouvoir accoster.
Le typhon, selon l’ONU, aurait fait quelque 130 000 morts. Et plus de deux millions de rescapés survivent dans les conditions qu’on imagine.

Ingérence?

Que cette situation ubuesque provoque colère et indignation, on peut le comprendre ; qu’elle excite la verve des publicistes, soit ; qu’elle conduise des responsables politiques à délirer, aïe !

Rien de surprenant à lire, dans le bloc-notes de Bernard-Henri Lévy, une condamnation sans nuance de cette « dictature chimiquement pure » et le souhait « de voir ces assassins traînés devant un tribunal pénal international. » Et pourquoi pas ? Reste à expliquer comment on s’y prend pour présenter ces bourreaux à leurs juges… BHL a la réponse, ou plutôt « la nostalgie du temps où la France inventait, et imposait au monde, le droit et le devoir d’ingérence » [^4]. Autrement dit, pour notre médiacrate, il faut faire comme pour la Bosnie, la Somalie, le Kosovo, le Timor, l’Afghanistan, l’Irak, etc. : imposer l’assistance et l’ordre démocratique à la force des armes. Comme on sait, chaque intervention occidentale de ce type s’est toujours soldée par un franc succès. Ce qui devient plus grave, c’est quand cette mâle attitude est imitée par celui qui, justement, se targue d’avoir inventé ce « droit d’ingérence » et qui, accusant la junte birmane de « crimes contre l’humanité » , réclame à cor et à cri « une intervention humanitaire immédiate » . C’est que Bernard Kouchner, puisqu’il s’agit de lui, outre qu’on pourrait sur la Birmanie attendre de sa part une certaine discrétion [[Bernard Kouchner fut comme on sait, en 2003, l’auteur d’un rapport commandité et rémunéré par Total sur la construction, en Birmanie, d’un gazoduc.
La société pétrolière et la junte birmane étaient accusées conjointement de travail forcé sur la personne de prisonniers et d’enfants. Le rapport de BK Conseil n’avait rien trouvé à redire au comportement de la firme… Sur l’ensemble du dossier birman,
je vous recommande de lire l’article de Martine Bulard,
sur le blog du Diplo : « Le bling-bling humanitaire frappe (aussi) la Birmanie. » (http://blog.mondediplo.net/2008-05-18.).]], n’est plus cet électron libre dont les coups de menton et les grands soupirs n’engageaient que la personne (considérable, il est vrai) : par la grâce de Sarko imperator, il est désormais membre du gouvernement de la France et en charge de sa diplomatie. Charge soigneusement encadrée, comme on sait, au point d’être en bonne partie virtuelle, mais quand même. Il semble heureusement qu’il ne soit guère soutenu dans cette position (posture ?) interventionniste, ni à l’Élysée, ni à New York, au siège des Nations unies.

Or si le wilsonisme botté peut, à la rigueur, se passer de l’aval onusien (comme pour l’Irak), il n’a pas d’expression concrète d’envergure hors l’implication directe des États-Unis d’Amérique : il est douteux qu’un George Dubbleyou en fin de mandat, revenu de sa tournée proche-orientale la queue entre les jambes, et sans doute plus préoccupé de la situation en Amérique latine que du malheur des populations asiatiques, soit partant pour une nouvelle aventure militaire à haut risque.
Même si c’est Kouchny qui lui demande gentiment…

PS

« Après moi, ce ne sera pas le vide, ce sera le trop plein » , a déclaré François Hollande à quelques semaines de la fin de son mandat de Premier secrétaire du PS.

« – Euh, vous êtes sûr que c’est Hollande qui a dit ça ?
– À la réflexion, non. Mais je suis sûr qu’à la candidature au poste qu’il laisse bientôt vacant, ce sera, c’est déjà le trop plein. Le Parti solférinien n’a pas fini de nous faire rire (jaune). »

Lecture

Une fois rendu justice et hommage à l’extraordinaire douceur et tonicité de l’air parfumé aux lacrymogènes dans les rues du Quartier latin et autres lieux – et ça commence peut-être à bien faire, non ? –, une des meilleures façons d’honorer Mai 68 est sans doute de raconter ce qu’il s’est passé après, dans les années qui ont suivi et les mobilisations diverses et variées qui furent celles d’une jeunesse que Mai avait enfantée.

Comme, par exemple, l’histoire de Mamadou Konté – vous savez, le Mamadou de la chanson de Béranger : « Mamadou m’a dit Mamadou m’a dit/On a pressé le citron/On peut jeter la peau/[…]/Les colons sont partis/Ils ont mis à leur place/Une nouvelle élite/Des noirs bien blanchis… » Ce Mamadou, qui devint, vers la fin des années 1970, l’organisateur de concerts célèbres sous le label Africa fête ; ce Malien d’origine, d’une noble famille, destiné à être chef de village mais qui rompit avec sa famille, son milieu, pour être pleinement un militant de l’émancipation africaine sous le pseudo de Matthieu ; ce type brillant, séduisant, grand lecteur mais incapable (ou refusant ?) d’écrire une ligne, disparu en 2007 à 59 ans : son histoire nous est aujourd’hui contée par celui qui fut tout à la fois son mentor dans les chemins tortueux du gauchisme des années 1970 (LCR, puis Révo, puis Révo Africa), son frère d’armes pendant près de quinze ans dans les luttes des foyers de l’immigration, son ami et son jumeau, j’ai nommé Gilles de Staal, alias Harpo, artiste peintre et… cofondateur de Politis. Gilles vit aujourd’hui entre le Brésil et Paris. Son livre a la saveur et la verve des récits épiques d’une époque révolue que lui et quelques autres ont vécue intensément. Dans la gaîté et l’exaltation, la fierté de quelques beaux combats gagnés, la tristesse aussi des défaites, des ruptures et des deuils.

Un beau témoignage qui vous ira au cœur [^5].

[^2]: (1) Voir Le Monde du 17 mai, correspondance de Philippe Pons, de Tokyo : « Vue du Japon, la croissance chinoise a négligé le risque sismique. »

[^3]: Le lycée de la rue Pailleron, dans le XIXe arrondissement de Paris, s’était écroulé comme un château de cartes. La catastrophe avait fait vingt morts, dont une quinzaine d’enfants. On s’avisa alors que de nombreux établissements scolaires bon marché avaient été construits un peu partout en France selon les mêmes normes : il en subsiste encore quelques-uns…

[^4]: « Birmanie, la dictature au labo », Le Point du 15 mai.

[^5]: Mamadou m’a dit, Gilles de Staal, Syllepse, 217 p., 20 euros.

Edito Bernard Langlois
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