La dernière heure des trente-cinq heures

Présenté le 18 juin en Conseil des ministres, le projet de loi modifiant
la représentativité syndicale vise aussi à déréglementer le temps
de travail. Comment en est-on arrivé là ? Explications.

Thierry Brun  et  Pauline Graulle  • 19 juin 2008 abonné·es

La fin des 35~heures est programmée pour les mois qui viennent. Nicolas Sarkozy, dont l’engagement électoral est de «sortir du carcan des 35~heures» , et adepte du «travailler plus» , y a trouvé sa cohérence idéologique. Il s’agit d’effacer l’idée, quel qu’en soit le prix, de réduction de la durée du travail, qui est, depuis ses débuts, l’un des enjeux essentiels des combats menés par le syndicalisme et par la gauche, pour améliorer la condition des travailleurs.

Le gouvernement profite symboliquement d’un projet de loi remodelant la représentativité syndicale, facteur de divisions syndicales, pour mettre en œuvre une révision profonde du temps de travail. En l’état, le projet de loi favorisera un dumping social dans les entreprises. Un employeur pourra facilement y organiser un chantage au temps de travail, avec des conséquences multiples pour des millions de salariés, notamment sur leur pouvoir d’achat et sur les risques pour leur santé. Cinq étapes permettent de comprendre ce que sont devenues les 35~heures…

La mort lente

«En fait, les 35~heures sont en voie de démantèlement depuis longtemps !», assure Jérôme Pélisse, sociologue du travail à l’université de Reims. Dès 2000, la seconde loi Aubry prévoit ainsi des conditions bien souples pour «obliger» les entreprises à diminuer la durée du travail : en leur permettant notamment de redéfinir la manière de compter le temps de travail (par exemple en les autorisant à sortir les temps de pause ou les jours fériés du temps de travail effectif) et en les autorisant à toucher les aides de l’État même si elles n’embauchent pas. Les assouplissements successifs s’enchaîneront alors pendant près d’une décennie, jusqu’à la loi en faveur du travail (Tepa) de juillet~2007, qui, en défiscalisant des heures supplémentaires, ouvre un boulevard à la dérégulation du temps de travail. «Il était plus facile de multiplier des petites réformes qui donnaient toujours plus de liberté de négociation entre syndicats et patrons, plutôt que de changer les mœurs sociales, explique Jérôme Pélisse. *Même avec le projet de loi actuel, on ne tue pas directement [les 35~heures].»
*

Un temps de travail déréglementé

C’est dans un projet de loi initialement consacré à une réforme des règles de représentativité syndicale que le gouvernement a introduit une seconde partie sur le temps de travail. «Plus de 60~articles du code du travail» devraient être modifiés, s’indigne la CGT. En l’état, le projet de loi permet de renégocier, d’ici au 31~décembre 2009, les accords sur le temps de travail, les heures supplémentaires et les repos compensateurs. La primauté sera donnée à l’accord d’entreprise, ou «à défaut» à un accord de branche. La durée du travail des salariés peut être fixée «sans accord collectif préalable, par une convention individuelle de forfait en heures sur la semaine ou sur le mois» , et l’employeur n’aura plus à demander l’autorisation à l’inspection du travail pour dépasser le contingent d’heures supplémentaires. Ce qui signifie que les salariés n’auront plus aucun pouvoir réel de négociation sur le temps de travail : l’employeur pourra ainsi dépasser les 35~heures hebdomadaires, ou le forfait annuel de 218~jours (1~607~heures). Le forfait annuel en heures est étendu à tous les salariés, qu’ils soient itinérants ou non. Enfin, tous les dispositifs d’application de la réduction du temps de travail (modulation, annualisation, jours de RTT, etc.) seront fusionnés pour être négociés au niveau de l’entreprise ou de la branche. Une simple majoration de la rémunération, de 10~% minimum, pourra être «imposée» par l’employeur.

Une déréglementation européenne

Le projet de loi sur le temps de travail coïncide avec l’adoption, à Luxembourg le 10~juin, d’un «compromis» européen sur la révision d’une directive sur l’aménagement du temps de travail. La directive maintient une durée hebdomadaire de travail de 48~heures dans l’UE, mais elle généralise des dérogations à titre individuel et volontaire (ce système dit d’opt-out est en vigueur en Grande-Bretagne). Le temps de travail d’un salarié pourra atteindre 65~heures hebdomadaires si une part du temps de travail est du temps de garde. Cette limite peut même être outrepassée si une convention collective le permet. La France a pour sa part poussé à ce compromis à l’approche de sa présidence de l’UE, qui démarre le 1er juillet.

Vers la fin du temps libre ?

En faisant éclater les pratiques et les règles en matière de temps de travail, le gouvernement risque d’accroître les inégalités entre salariés en terme de durée du temps non travaillé. Menée en 2001, l’enquête «RTT et modes de vie» du ministère du Travail a montré que l’instauration des 35~heures a conduit à «l’augmentation du temps passé avec la famille […] et celui passé à se reposer ou à exercer d’autres activités domestiques, de semi-loisir ou de loisir» . Mais l’accroissement du temps libre et l’amélioration de la vie quotidienne constatée par près de deux salariés sur trois étaient assortis d’une dégradation de la vie professionnelle : gel des salaires, intensification du travail et flexibilité salariale due au recours à des contrats précaires (CDD, temps partiels) et à une modulation de l’organisation temporelle de la journée.

«La réduction du temps de travail a eu pour effets très concrets de flexibiliser la main-d’œuvre et d’intensifier son rendement, donc d’accroître significativement la productivité du travail» , notait le Credoc en 2004. Une aubaine pour les néolibéraux, qui, au nom de la compétition mondiale, entendent encore augmenter la productivité déjà intense de la France en multipliant les heures de travail…

Avec l’allongement de la durée hebdomadaire du travail, mais aussi, conséquence de la réforme des retraites, du temps de travail sur la vie entière, c’est donc l’idée même du temps libre qui est ici sacrifiée sur l’autel du productivisme. «Cette loi attaque directement la santé des travailleurs, s’insurge Martine Billard, députée Verte de Paris. Mais elle pénalise aussi un certain nombre de secteurs — tourisme, loisirs, jardinage, bénévolat, etc. — qui avaient connu un développement économique grâce aux 35~heures. C’est une régression sociétale totale.» Et un coup porté à l’idéal du temps libre que, du Front populaire à la réforme la plus emblématique du gouvernement Jospin, la gauche progressiste a porté tout au long de son histoire.

La société du travail selon Sarkozy

Comme il semble loin le temps où Pierre Mauroy, Premier ministre de François Mitterrand, chargeait André Henry de créer le ministère du Temps libre. Un ministère certes éphémère — il dura deux ans, de 1981 à 1983~–, mais qui consacrait l’entrée dans une ère nouvelle, où les progrès techniques auraient enfin libéré le temps des travailleurs. Et, au final, les travailleurs eux-mêmes. Finie, cette belle époque ! Sous couvert de «pragmatisme» , François Fillon et Xavier Bertrand s’emploient désormais à «libérer le travail» en assujettissant les salariés à l’idéologie sarkozyste du «toujours (travailler) plus».

Dans une tribune du magazine Challenges, en octobre dernier, Denis Kessler, ex-numéro~2 du Medef, expliquait : «Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance [qui, outre la semaine de 40~heures, a institué une grande partie des acquis sociaux comme la Sécurité sociale, ndlr].» L’aggiornamento qu’il appelle de ses vœux est bien en marche.

Temps de lecture : 7 minutes