L’État social est toujours là

Christophe Ramaux  • 19 juin 2008 abonné·es

L’État social entendu au sens large
– protection sociale, droit du travail, services publics et politiques économiques (budgétaire, monétaires, commerciale, etc.) – n’est pas un pâle dispositif adapté aux Trente Glorieuses qui serait, avec elles, dépassé. Il a émergé bien avant, le grand basculement ayant débuté dès la fin du XIXe siècle. Il est surtout toujours là. Le tournant libéral a certes été réel. La globalisation commerciale et financière et le développement massif des inégalités en témoignent. Preuve qu’il n’est pas spontanément social et bienfaiteur, l’État a d’ailleurs accompagné le mouvement. La contre-révolution fiscale a ainsi contribué au véritable décrochage par le haut – car c’est bien ainsi et non d’abord par le bas que les inégalités ont explosé – dont ont bénéficié les plus riches au cours des dernières années.
L’État social n’a pas pour autant disparu. Les prélèvements obligatoires sont un indicateur contestable. Outre les doubles comptes, ils agrègent des ressources qui servent effectivement à payer des services publics et d’autres qui sont immédiatement redistribuées sous forme de prestations sociales. Ils véhiculent l’idée que le public est financé par un prélèvement sur le privé, qui, seul, créerait de la richesse. Très imparfaits, ils sont néanmoins un indicateur du degré de socialisation de l’économie. Or, ils ont augmenté au cours des trente dernières années : de 29,5 % du PIB en 1975 à 36,2 % en 2005, en moyenne dans les pays de l’OCDE, soit une hausse de près d’un quart (un tiers, si on se réfère à 1970).

Le recours à des indicateurs moins frustes confirme ce mouvement. La part des dépenses sociales publiques a augmenté, en moyenne, de 5 points, soit une hausse de près d’un tiers (de 16 % à 21 % du PIB), entre 1980 et 2003, dans les pays de l’OCDE. Tout cela demande évidemment à être nuancé. La hausse résulte, pour une part, du vieillissement de la population. Elle ne rend pas compte du ciblage accru de certaines prestations vers les pauvres, de sorte que les classes moyennes ou supérieures soient incitées à se tourner vers le privé (en moyenne, les dépenses sociales privées ne sont cependant passées que de 1,2 % à 3 % entre 1980 et 2003). Elle dépend aussi de l’évolution de la croissance. Elle n’a pas été continue, ni a fortiori linéaire, ce qui atteste du poids des choix politiques. Certaines mesures libérales, en particulier pour la retraite, ne produiront leurs effets que dans les décennies à venir. On admettra cependant qu’on ne peut s’autoriser à parler de fin de l’État social.
Les politiques économiques ont, de même, été massivement mobilisées ces vingt dernières années en dehors de la zone euro. Il?faut certes interroger leur contenu. Aux États-Unis, la croissance a été tirée par la consommation des plus riches via les réductions massives d’impôts en leur faveur. Le sauvetage public de la finance et de ses acteurs aux revenus indécents témoigne que l’intervention publique peut signifier « socialisation des pertes » et « privatisation des bénéfices ». On ne peut cependant nier qu’elles relèvent aussi et indissociablement d’un engagement en faveur d’une dimension essentielle du pacte social américain : le plein-emploi. La catégorie d’« économie libérale » a du sens pour distinguer certains pays d’autres plus réglementés. Elle masque cependant le fait que l’État social et ses quatre piliers existent dans tous les pays du monde, même si c’est avec une voilure et des formes très variables. Cela vaut pour les États-Unis, comme le prouve la teneur des débats (sur la retraite et la santé, notamment) de l’élection présidentielle.

En lien avec le mouvement de déréglementation, il est un domaine où le recul de l’État social a été général : celui des entreprises publiques historiquement puissantes dans les services en réseau (télécommunication, transport ferroviaire et aérien, gaz et électricité, etc.). En France, à leur apogée en 1982, celles-ci comptaient 1,9 million de salariés (10 % de l’ensemble des salariés) et réalisaient 20 % de la valeur ajoutée. Depuis 1986, la baisse est considérable. Alors que les salariés de La Poste sont comptabilisés dans leurs effectifs depuis 1991, les entreprises publiques ne comptaient plus que 833 000 salariés fin 2006, soit moins de 4 % des salariés. Entre 1982 et fin 2005, les effectifs de la Fonction publique, passés de 4?à 5,1 millions (de 20 % à 23 % des salariés), ont cependant compensé cette perte. Au final (en ajoutant la Sécurité sociale, les enseignants du privé sous contrat, etc.), on compte près de 7 millions d’emplois dans le public, soit un tiers des salariés. Sarkozy se propose de tailler dans le vif. Admettons qu’il reste cependant de la marge…
Les réformes libérales sont loin d’être cosmétiques. Leur réussite au regard de certains intérêts n’a d’égal que leur échec avéré du point de vue social. Reste à tenir les deux bouts du diagnostic : saisir leur portée indéniable, mais sans l’hypertrophier, au risque, sinon, de désarmer en laissant entendre que les carottes sont déjà cuites.

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