Paysage renversé

Jusqu’au 19 septembre, la Cité de l’architecture interroge les mutations de la ville chinoise, à l’heure où le pays vit de grands bouleversements : explosion urbaine, Jeux olympiques et tremblement de terre…

Ingrid Merckx  • 19 juin 2008 abonné·es

«Chai». Sens premier : «Ouvrir, défaire, démonter». Sens second : «Démolir, abattre». Le signe se propage sur les murs des villes chinoises comme des croix sur les arbres d’une forêt rongée par des pelleteuses… Le signe figure à l’entrée de l’exposition «Dans la ville chinoise : regards sur les mutations d’un empire», qui vient d’ouvrir à la Cité de l’architecture. Pour bien poser la problématique de la destruction au centre du dispositif.

«Qui dit destruction dit construction» , précise Frédéric Edelmann, commissaire de l’exposition et journaliste en charge de l’architecture au Monde. Il n’empêche, c’est d’abord à un paysage bouleversé que s’intéresse la Cité de l’architecture jusqu’au 19~septembre. Parce que la Chine, depuis une bonne quinzaine d’années, ressemble à un immense chantier. En plein chambardement pour accueillir les Jeux olympiques qui ouvriront le 8~août à Pékin, elle a, de surcroît, subi le 12~mai un violent séisme qui a ravagé la province du Sichuan. 70~000~morts, 18~000~disparus, des centaines de personnes évacuées, sans abri, menacées par la pollution, les inondations, des familles séparées…

«Nous avons rajouté un panneau relatif au séisme, indique Frédéric Edelmann. Mais, d’une certaine façon, chaque individu en Chine vit quelque chose de cet ordre, entre disparition et remplacement… Par exemple, à ma connaissance, pas un habitant de Pékin n’a pas eu à déménager récemment» , indique-t-il en évoquant cet immense plan-relief de Pékin, une des pièces marquantes de l’exposition, qui appartient à l’Institut d’urbanisme de la ville et n’était encore jamais sortie de Chine. Quel pourcentage de cette maquette existe encore ?

«Trente ans après le début de la modernisation, la plus grande partie du Pékin ancien a ainsi disparu, à commencer par les fameux hutong (quartiers de maisons traditionnelles), explique Jean-François Lasnier dans un numéro spécial de Connaissance des arts. Avec eux, ce n’est pas seulement un tissu urbain majeur qui est bouleversé, mais aussi les réseaux de sociabilité qui y étaient associés.» En 1954, 14~% de la population chinoise était citadine, contre 50~% aujourd’hui. Et 70~% prévus en 2050. Qui dit explosion urbaine dit explosion de la ville. À Shanghai, entre~1992 et~2001, 38~millions de mètres carrés de logements anciens ont été détruits, et 800~000~ménages ont été relogés.

Au milieu de ça, «l’Architecture avec un grand A est réduite à la portion congrue, commente Jean-François Lasnier. Les opérations de relogement ont ainsi entraîné une ségrégation spatiale, qui n’est que le pendant de la stratification sociale […]. 60~% des résidents urbains vivraient avec un revenu disponible inférieur à la moyenne nationale» . Porter un regard sur la ville chinoise en 2008, c’est regarder ce qui n’est plus et ce qui n’est pas encore. En se méfiant des idées trop rapides : jusqu’à il y a trente ans, le tracé de la plupart des cités chinoises n’avait pas bougé depuis des siècles. Et le terme «patrimoine» figure dans les discours. Entre prise de conscience, reconquête d’identité et marketing.
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«Il s’agit surtout de montrer comment un pays entier bascule dans une caricature de modernité occidentale,* explique Frédéric Edelmann. Avec la violence que cela implique pour les populations. Logement et relogement sont devenus des questions quasi obsessionnelles en Chine.»

L’idée de cette exposition est née en 2006 de l’envie de défendre et de faire connaître le travail de l’Observatoire de l’architecture de la Chine contemporaine. «La donne olympique et le renouveau de la question du Tibet ont modifié la lecture possible de cette exposition, avertit Frédéric Edelmann. Ce qui importe pour l’Occidental, c’est de mieux voir pour mieux comprendre, éventuellement mieux réagir. Ce qui importe pour la Chine […], c’est d’accepter d’être regardée et interrogée pour ce qu’elle est, non en fonction d’une image qu’elle s’efforce de maintenir.» Donc à travers les questions «qu’elle se pose à elle-même en même temps qu’à nous : l’écologie, l’eau, l’énergie, la nourriture, la démographie, le climat…».

Autant de thèmes qui jalonnent un parcours de 2000 m2 carrés à travers 12~«espaces» et 6~villes phares : Suzhou, Xi’an, Chongqing, Canton, Shanghai et Pékin. De la ville impériale à la capitale. Le premier espace sur «l’Empire des signes» présente une série de caractères chinois qui sont comme les clés des salles qui suivent. Le signe «chai» réapparaît en fin de parcours, dans une installation audiovisuelle illustrant quatre phases de destruction orchestrées par les autorités. Un volet sensible dans le contexte tendu des relations franco-chinoises. En chinois, «chai» signifie aussi «humilié».

L’exposition assume la présence d’un regard critique, et joue le choc des regards : passé-présent, Chine-Occident, destruction et… construction. Un deuxième volet, intitulé «Positions», prolonge le premier en présentant une quarantaine d’œuvres produites de 2003 à 2008 par une nouvelle génération d’architectes chinois. Double contrepoint : à la partie historique en projetant dans la Chine de demain, à l’architecture occidentale quand l’essentiel de la construction en Chine reste aux mains de firmes et de sommités étrangères (Koolhaas, Foster). «Nous voulions laisser parler les artistes chinois, insiste Frédéric Edelmann. Les architectes contemporains présentés dans “Positions” représentent ce que l’Observatoire a vu de meilleur depuis une dizaine d’années.»

Dans «Regard sur les mutations d’un empire», coproduit avec le Centre de culture contemporaine de Barcelone, le matériel est en grande partie chinois : des documents archéologiques (objets, livres, vêtements), des maquettes de construction prêtées par l’université Tongji de Shanghai ou de Tianjin, mais surtout des œuvres de photographes chinois pour la plupart inédites, et de cinéastes chinois réunis par Jia Zhang Ke. Cinq courts métrages qui s’apparentent à des ramifications du magnifique Still Life, tourné par Jia Zhang Ke au barrage des Trois-Gorges, ponctuent l’exposition. Ils en sont la partie vivante, animée, celle qui permet de «sentir» les villes. Leur climat, leurs habitants, leurs gravats.

Une réflexion à poursuivre à la Maison des métallos, où un journaliste-photographe, Samuel Bollendorff, présente un travail étonnant, résultant d’une enquête opiniâtre, parfois clandestine : «À marche forcée, les oubliés de la croissance chinoise».

Culture
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