Portraits d’« étudiants »

Politis  • 12 juin 2008 abonné·es

Philippine Châtelet, 48 ans, comédienne

À la Maison des initiatives citoyennes
de Nanterre, Philippine Châtelet a découvert le cours « Comédie et politique au XVIIe siècle ». Des deux termes, c’est le premier qui l’a attirée. Elle a interprété le personnage d’Elvire, de Don?Juan, au théâtre Espace du Marais. C’était il y a dix ans, entre une pièce de Feydeau et la Mégère apprivoisée de Shakespeare. Étudier le théâtre à l’université populaire lui semblait donc aller de soi : « Pour comprendre une pièce, il faut s’immerger dans le contexte politique et les valeurs morales de l’époque. Pour jouer du Molière, il faut découvrir l’état d’esprit du XVIIe. »
En outre, confie la comédienne, « ici, on parle plus librement qu’à l’université classique. On intervient quand on veut. Être adulte et arriver avec son vécu modifie le rapport à l’autorité. On reçoit bien sûr un enseignement, mais on donne aussi beaucoup » . Pendant deux heures, trois personnes analysent des comédies du XVIIe pour comprendre comment s’est construite la liberté individuelle au cœur du régime absolutiste. « Ces cours sont forts, intenses et élaborés. Ils réveillent mon intellect » , confie Philippine, enthousiaste.

Julie Azémar

Francis Vanspranghe
72 ans, retraité

Le nom, Vanspranghe, trahit les origines flamandes de Francis. Après des débuts à Lille, jeune électricien, il poursuit sa carrière à Orléans puis à Bourges, dans la maintenance informatique pour la société Bull. Ce Ch’ti expatrié prend sa retraite en 1985 dans une commune berrichonne,
La Chapelle-Saint-Ursin. La naissance de ses petits-enfants le pousse à se remettre à l’informatique. Il apprend bientôt à se servir d’un PC et d’Internet dans des clubs ruraux. Fervent utilisateur de Linux –? « c’est libre, gratuit et il n’y a pas de virus » –, le septuagénaire rejette la stratégie mercantile de Microsoft. Ses connaissances servent pendant quelques mois à dépanner l’électroménager et les ordinateurs d’Emmaüs. Ancien membre de Nature 18, une association écologiste très active dans le département du Cher, Francis cultive aussi des fruits et légumes sur ses 500 m2 de terrain. Et, depuis 2000, il fréquente régulièrement l’université populaire de Bourges, en choisissant les thèmes qui l’intéressent.
« J’ai suivi des cours
sur la programmation neurolinguistique, les souterrains de Bourges, la dégustation des vins… »
Il assiste aujourd’hui à celui sur la morphopsychologie.
Lecteur d’Alternative santé, de l’Âge de faire et d’Alternatives internationales, cet homme curieux est fondamentalement rationaliste : « S’auto-éduquer pour éviter les croyances » est un de ses leitmotivs. Le 22 juin, il assistera à la conférence de Pierre Rabhi, ancien agriculteur et militant altermondialiste, lors de son passage dans la capitale du Berry. Francis admire cet homme qui vit en harmonie avec son idéal : « Il faut d’abord se changer soi-même avant de changer le monde. »

Pierre Thiesset

Pierre Muratet
30 ans, auxiliaire de vie scolaire

En attendant la conférence de Gregory Rzepski, de l’Acrimed [^2], « Élections piège à com’ », Pierre Muratet est plongé dans la lecture du Monde libertaire. « J’ai rencontré la Fédération anarchiste l’an dernier, dans une manif pour les retraites. Ses membres avaient une banderole sur leur camion, “la retraite on s’en fout, on veut pas travailler du tout”. Ça change des discours habituels, ça m’a tout de suite plu. »
À la fac, étudiant en psychologie, Pierre milite trois mois à l’Unef. Il frappe ensuite à la porte de Lutte ouvrière puis des Verts, mais reste sur le palier. Le militantisme traditionnel le déçoit : « Les partis et les syndicats sont utiles, mais ils reproduisent les travers de ce qu’ils combattent. Avant d’y entrer, tu dois ingurgiter leur avis, entrer dans le moule. Le savoir est prédéfini. Ce n’est pas comme ça qu’on s’en sortira. » Plutôt que de se laisser porter dans une organisation militante, Pierre insiste sur la responsabilité individuelle. Il faut cultiver son jardin pour réinventer la contestation et mettre de côté les discours attendus.
D’où son intérêt pour la Dionyversité, la nouvelle université populaire de Saint-Denis. « Ici, je me crée des armes pour agir. Les conférences me permettent de sortir du contexte bateau, ça me donne du matériel pour me défendre contre la pensée molle. » Assidu dans sa prise de notes, ce titulaire d’un bac + 5 a toujours aimé apprendre. Mais l’élève ne célèbre pas la parole de l’intervenant comme un discours magistral, au-dessus de toute critique. La séance de questions met en scène des prises de position, des désaccords, des élargissements… Un véritable débat s’installe.
Au-delà des thèmes traités, ce qui a séduit Pierre, aujourd’hui auxiliaire de vie scolaire, c’est d’abord la façon dont ils sont abordés dans l’université populaire. « Il y a une approche qui sort des sentiers battus. Ici, c’est tout en nuances, et tu trouves des raisonnements inhabituels. Alors que le traitement médiatique d’un sujet est toujours convenu. C’est comme un match de foot : on invite les pour et les contre, et ils se départagent. Si on veut avancer, il faut sortir de cette logique. » Blasé des meetings partisans qui rassemblent presque toujours un public homogène, Pierre trouve à la Dionyversité une vraie diversité d’opinions. Devenu un habitué, ce trentenaire projette de réaliser des conférences sur la bande dessinée, une passion à laquelle il a consacré un mémoire de maîtrise. Pour que vive le principe même de l’intelligence collective : apprendre et faire apprendre.

Pierre Thiesset

Jean-Paul Leroux

73 ans, retraité

Ce n’est pas à son âge que Jean-Paul Leroux va se renier : « Je suis méticuleux, presque maniaque, mais pas au sens scientifique du terme. » Pendant quarante ans, il a enseigné la biochimie à la faculté de médecine Necker et a dirigé un laboratoire de recherche à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm). Aujourd’hui retraité, il a gardé la rigueur et la curiosité du chercheur.
Avec assiduité, Jean-Paul suit le cycle de cours sur l’histoire mondiale de la colonisation que propose cette année l’université populaire du quai Branly. Il trouve dans ces conférences animées par des historiens des réponses à ses interrogations. « On a tous appris la colonisation à l’école, mais avec des œillères. Je voulais écouter des spécialistes pour comprendre les zones d’ombre de cette période trop souvent appréhendée sous le prisme de l’émotion. » La question de la gratuité lui paraît secondaire. « Les gens qui viennent au quai Branly veulent parfaire leur formation. Ils ont souvent déjà un niveau culturel et scolaire élevé. Je ne crois pas que l’adjectif “populaire” ait beaucoup de sens ici. »
Les intervenants invités laissent ici peu de place au débat. Jean-Paul prend toutefois la parole, avec aisance. Pour sa première participation aux grandes controverses sur les articles de la Déclaration universelle des droits de l’homme, il est ce soir-là le seul à questionner le sociologue Bruno Latour sur la place prise par l’État dans l’éducation par rapport à celle de la famille : le reste du public ne veut, ou plutôt n’ose pas alimenter la discussion.
Usant de son vocabulaire de spécialiste de la question, il souligne le fait qu’il « réactive son cerveau et maintien[t] [s]es circuits neuronaux en état » . Il parcourt donc les amphis et passe une bonne part de sa retraite à continuer à apprendre : du quai Branly à l’Université du temps libre en passant par les cours de formation continue de la Sorbonne. Il se dit ouvert à tous les enseignements, en dehors des sciences dures. Il s’est ainsi lancé dans l’apprentissage de l’arabe. Passionné par le Moyen-Orient, il a suivi pendant trois ans des cours de langue et civilisations arabes à l’École du Louvre. « J’ai vécu à Beyrouth quand j’étais au lycée : j’ai des amis libanais et je voulais les comprendre » , explique-t-il simplement. Cette passion d’apprendre a toujours été présente. Il en connaît d’ailleurs l’origine. Ses parents étaient enseignants, et sa mère a été l’une des premières femmes en France à obtenir une licence de mathématiques… On ne se refait pas.

Julie Azémar

[^2]: Action critique médias, association née du mouvement social de 1995, qui se veut un observatoire des médias, .

Société
Temps de lecture : 7 minutes

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