Qui a tué Victor Jara ?

Il y a trente-cinq ans, l’icône de la chanson chilienne mourait sous les balles des tortionnaires d’Augusto Pinochet. Après un long et scandaleux silence, l’instruction vient d’être rouverte.

Claire Martin  • 12 juin 2008 abonné·es

«Couvrir l’affaire Victor Jara d’un manteau de silence et d’impunité, c’est couvrir d’un même manteau toutes les violations des droits de l’homme commises au Stade Chili.» La directrice de la fondation Victor-Jara, Gloria König, n’a pas l’intention de baisser les bras. Pas plus que la veuve du chanteur assassiné, Joan Jara, ni ses filles, qui se battent depuis trente-cinq ans pour que justice soit faite.

Lorsque le juge Juan Fuentes boucle l’enquête, le 15~mai dernier, elles recueillent plus de 20~000~signatures de personnalités chiliennes et étrangères, et obtiennent le soutien de Francisco Vidal, porte-parole de la présidence. Face au scandale, le 2~juin, le juge rouvre l’instruction. Une bataille gagnée ! Mais pas la guerre…

Comme l’explique l’avocat de la famille, Nelson Caucoto, en l’état actuel de l’instruction, une seule personne est mise en examen comme auteur de l’homicide : le militaire en charge du Stade national, le colonel Mario Manriquez. Une mise en examen prononcée, qui plus est, par le juge précédent, en 2004. Il insiste : «On ne sait toujours pas qui a tué Victor Jara, de quelle manière, ni où.»

Le chanteur folklorique est un symbole au Chili et en Amérique latine de la chanson engagée, celle qui accompagnait les luttes des ouvriers et des étudiants dans les années~1960 et~1970. L’image en noir et blanc de son large sourire, surmonté de grands yeux sombres, une guitare toujours à portée de main, est inscrite dans la mémoire collective. Mais on se souvient aussi de Victor Jara comme martyr des abominations commises sous la dictature d’Augusto Pinochet (1973-1990).

Le jour du coup d’État qui cause la mort du président Salvador Allende, le 11~septembre 1973, le chanteur est arrêté avec 600~personnes de l’Université technique. Victor Jara est conduit au Stade Chili. Ce camp de concentration à ciel ouvert se referme bientôt sur 5~000~personnes.

Reconnu entre les prisonniers, celui qui fut l’icône du communisme est sauvagement torturé. Ses doigts, phalange après phalange, disparaissent sous les coups. Les militaires l’obligent à continuer de jouer de la guitare. L’un d’entre eux, un officier particulièrement cruel, se fait appeler «le Prince».

Des assassins de Victor Jara, retrouvé le 16~septembre au cimetière métropolitain, criblé de 44~balles, c’est la seule piste qui existe aujourd’hui. Or, la justice n’a toujours pas établi qui était le Prince, malgré les noms qui courent dans la presse.

Comment se fait-il que la mort d’un homme aussi connu, torturé dans un stade rempli de 5~000~détenus, ne soit toujours pas élucidée ? «Sous la dictature, la justice se range du côté du pouvoir, rappelle Gabriela Sunega, de l’Association des familles de détenus disparus. Et les juges ne changent pas au retour de la démocratie.» Dans les couloirs du palais de justice, certains pensent que le juge Juan Fuentes a été nommé pour boucler l’enquête. L’avocat remarque : «Sur 5~000~détenus, seulement 50 ont été entendus.» «Au Chili, s’il y a aujourd’hui des procès contre les violations des droits de l’homme, souligne le journaliste Rafaël Otano, c’est uniquement grâce à la détermination des familles. Au retour de la démocratie, les gouvernements successifs et l’armée leur ont mis des bâtons dans les roues, sous prétexte de tourner la page.»

L’armée n’a jamais donné les noms des militaires du Stade Chili, renommé en 2003 Stade Victor-Jara. Et comme le souligne Nelson Caucoto : «La Présidente est la chef des Forces armées. Elle a la faculté de solliciter de l’armée l’information nécessaire pour éclaircir les faits, condamner les responsables et établir les réparations qui correspondent.» Face à ce mur du silence, généralement propre aux affaires de violations des droits de l’homme commises sous la dictature, la fondation et la famille ont de nouveau lancé un appel aux militaires présents dans le Stade à l’époque à venir témoigner. «Notre appel n’est pas suffisamment entendu, regrette Gloria König. La plupart des gens pensent que l’affaire Victor Jara a été réglée il y a bien longtemps.»

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