Sortir du statu quo social

Haut-commissaire aux Solidarités actives, Martin Hirsch a débattu avec des historiens et des sociologues de l’impact des sciences humaines et sociales sur les politiques publiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion.

Ingrid Merckx  • 26 juin 2008 abonné·es

Comment en finir avec la pauvreté ? Une question en écho à celle posée en novembre~2007 par la conférence de consensus sur les sans-abri : «Comment sortir de la rue ?» (voir Politis n°~977). Son pendant universitaire, en fait, puisqu’elle était soulevée, le 17~juin, par les Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et les Cercles de formation de l’EHESS, dans les locaux de l’école, à Paris. Pas seulement pour rendre compte des derniers travaux de ceux qui «pensent» la pauvreté, mais surtout pour se demander comment les sciences humaines et sociales peuvent peser sur les politiques publiques. Les nourrir, les susciter, les corriger, les induire en erreur aussi, parfois… D’où une table ronde animée par Nicole Maestracci, magistrate et présidente de la Fédération nationale des associations d’accueil (Fnars), qui avait réuni plusieurs chercheurs pour un débat en deux temps : quel est le rôle des experts ? Comment les politiques publiques intègrent-elles leurs analyses ?

Illustration - Sortir du statu quo social


L’action des Don Quichotte sur le canal Saint-Martin a remis les pauvres au centre de l’action collective. Coex/AFP

Une double actualité soutenait les échanges : la parution de l’ouvrage de Romain Huret, La fin de la pauvreté ? ~[^2], et le revenu de solidarité active (RSA), mesure phare du mandat de Martin Hirsch, que l’ancien président d’Emmaüs, devenu haut-commissaire aux Solidarités actives, défend à tout va. Il était le 12~juin à la convention sociale de l’UMP pour une table ronde intitulée : «Luttons contre la pauvreté, innovons !» Et le 18~juin au matin à un colloque organisé par la CFDT sur le thème «De l’exclusion à l’emploi».

«Avec le RSA, on fait le pari que l’accès à l’emploi accélérera la diminution de la pauvreté. Je crois qu’on peut obtenir plus d’effets avec cette mesure que ceux obtenus par le passé» , a lancé Martin Hirsch, le 18~juin au soir, à l’EHESS. Il s’est montré à l’aise, rompu à la rhétorique politique et plutôt habile dans son rôle «d’homme de gauche» rallié au gouvernement Sarkozy. Il n’y avait guère que Nicole Maestracci pour l’attaquer de front : «La pauvreté est un domaine où toutes les mesures peuvent être à la fois efficaces et perverses. Ce qui va faire sens, c’est la cohérence des mesures entre elles, lui a-t-elle signifié. Dans le rapport Familles, vulnérabilité, pauvreté [^3], vous aviez déclaré que la mise en place du RSA ne pouvait s’entendre que dans le cadre d’une politique globale de lutte contre les inégalités. Quelle cohérence aujourd’hui entre le RSA et les autres mesures décidées par le gouvernement ?» , lui a-t-elle demandé. Et le haut-commissaire de souffler qu’on ne pouvait effectivement pas «disjoindre les mesures», avant d’arguer que le RSA était, justement, «une façon d’aborder la question des inégalités» . Puis il a rapidement embrayé sur l’opposition «pauvre méritant» et «mauvais pauvre», dont il a été beaucoup question ce soir-là, notamment sous l’angle du rapport au travail. «Sortir de la pauvreté et retrouver de la dignité passe par le fait d’avoir une place utile dans la société, et donc un travail», a-t-il rétorqué, en se défendant d’un discours moral sur le chômage, à ceux qui mettaient en cause «l’offre valable d’emploi».

«J’apprends donc que l’offre valable d’emploi doit culpabiliser la société et non le chômeur», a grincé Nicole Maestracci, tandis qu’un auditeur dans la salle invitait Martin Hirsch à télécharger le discours de Nicolas Sarkozy du 15~avril 2007, où le candidat à la présidentielle n’hésite pas à moraliser la vision du chômeur, à travers l’emploi de termes comme «abus» et «fraudes» . «Vous ne sortez pas des logiques d’assistanat avec le RSA !» , a jeté l’auditeur. «Il est très important de relier la question de la pauvreté à celle de justice sociale, a renchéri le sociologue Serge Paugam [^4]. Aujourd’hui, on a perdu confiance dans le système de solidarité fondé avec la Sécurité sociale, et qui défaisait les logiques d’assistanat. Depuis trente ans, on constate un gonflement du pilier “assistance”.» C’est donc l’organisation de la lutte contre la pauvreté qui fait pencher l’image du pauvre vers celle «d’assisté», et non l’inverse. «Si on abandonne la question de la redistribution, on parle de lutte contre la pauvreté en maintenant le statu quo social», a insisté le sociologue. Mais quels nouveaux modes de régulations ? Quelles nouvelles armes contre la pauvreté ? Et les chercheurs sont-ils en mesure d’en proposer ?

La première partie de la table ronde était consacrée à l’analyse du rôle des experts : quels statuts ? Quels échecs et réussites ? Quelle traduction du savoir en action ? «La politique n’est pas seulement dans les appareils politiques mais aussi au cœur de la recherche, a souligné le philosophe et sociologue Saül Karsz [L’Exclusion, définir pour en finir, Saül Karsz (dir.), Dunod.]]. Les experts ne forment pas un bloc, ils sont divisés, leur consécration vient du pouvoir politique, tous ne sont pas consacrés mais tous ont des partis pris. Un expert ne peut pas s’imaginer idéologiquement neutre; d’ailleurs, la neutralité n’existe pas» , a-t-il ajouté en louchant vers Martin Hirsch, exemple type de l’expert «passé» en politique. Quid de la définition de «pauvreté» ? Le lexique employé induit, traduit des politiques. Pour le sociologue Patrick Cingolani [^5] «un pauvre, c’est un ouvrier qui a perdu son nom» . Ce n’est pas un hasard, selon lui, si l’on reparle de travailleurs pauvres aujourd’hui : «Avec la dégradation de la réalité salariale, la vieille tension entre capital et travail se recrée.» Ce n’est pas un hasard non plus si la CGT s’implique à présent dans la défense de travailleurs sans papiers. Où l’on retrouve, autour des «sans-papiers» ( «positivation du mot “clandestin”» ), la question récurrente de l’image du pauvre. «Dans la France du XIXe , a rappelé l’historien Jean-François Wagniart [^6], le lien fait entre “vagabond” et “délinquant” a culminé en pleine crise économique pour venir justifier des politiques répressives (se débarrasser des pauvres, groupes parasitaires, plutôt que de la pauvreté), tandis que se développait une résistance du côté de certains catholiques et mouvements révolutionnaires qui partagent une image positive du pauvre.»

Romain Huret, dont l’ouvrage porte sur les experts sociaux aux États-Unis de 1945 à 1974, a évoqué la «Campagne des pauvres», lancée en 1968 par Martin Luther King, assassiné peu après. Quand il a été question des solutions pour «réenchanter le monde», l’historien a mentionné l’échec cuisant du candidat démocrate à la présidentielle américaine, George Stanley McGovern, qui avait défendu en 1972 la proposition d’un certain James Tobin de mettre en place un «demogrant», «revenu minimum garanti» à tous les Américains. «Aujourd’hui, il n’est pas question de pauvreté dans la campagne présidentielle américaine.»
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Pour trouver des solutions, il faut partir des besoins, a-t-il été répété. *«Dans une perspective sociologique, on a toujours intérêt à prendre en compte le sens des expériences»,
a indiqué Serge Paugam, qui, rebondissant sur un commentaire dans la salle sur l’impact des associations, a estimé que les Enfants de Don Quichotte avaient eu le mérite de «perturber le paysage de la lutte contre la pauvreté, qui reposait sur des associations installées dans la gestion de la pauvreté». Selon lui, l’action du canal Saint-Martin a été «comme une gifle sévère qui a induit une remise en question, et remis les pauvres au centre de l’action collective» . Pour déboucher sur la loi sur le Droit au logement opposable, avec le succès relatif que l’on sait. Le problème étant : comment pérenniser ce geste ?

[^2]: La fin de la pauvreté?, Romain Huret, Éditions de l’EHESS.

[^3]: «Au possible nous sommes tenus», rapport de la Commission familles, vulnérabilité, pauvreté, avril~2005.

[^4]: Les Formes élémentaires de la pauvreté, Serge Paugam, PUF.

[^5]: La Précarité, Patrick Cingolani, PUF.

[^6]: Le Vagabond à la fin du XIXe siècle, Jean-François Wagniart, Belin.

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