Tué à la tâche

Une filiale de la multinationale L’Oréal comparaît devant le tribunal correctionnel de Grasse, où doivent être déterminées les responsabilités du décès d’un de ses salariés, victime d’une chute mortelle.

Jean-Baptiste Quiot  • 5 juin 2008 abonné·es

Le 2~août 2006, à 7~heures du matin, Jérôme Bianco quitte son domicile niçois pour se rendre à son travail à Sophia-Antipolis. Il embrasse sa femme, Samira, enceinte de six mois. Il ne rentrera pas ce soir-là à la maison. Les deux jeunes gens se sont mariés en avril et, dans le même temps, Jérôme a trouvé un travail au sein de l’entreprise de maintenance TFN. Ce jour-là, il doit entamer une formation en lavage de vitres extérieures. Il est 16~heures quand le drame se produit, sur le site de Galderma, une entreprise de recherche en dermatologie, filiale et propriété du groupe L’Oréal. Jérôme fait une chute de plusieurs mètres. Il décédera vers 19~heures à l’hôpital de Nice, à l’âge de 32~ans. Après deux ans d’un combat acharné, l’affaire, portée par Michel Bianco, le père de la victime, passera devant le tribunal correctionnel de Grasse le 13~juin. Le directeur de l’agence niçoise de TFN et le responsable du laboratoire de Sophia-Antipolis de Galderma sont cités à comparaître. L’Oréal, le numéro un mondial du cosmétique, n’est pas inquiété.

Illustration - Tué à la tâche


Laveur de carreaux : un métier dangereux… quand les équipements de protection sont insuffisants. Guay/AFP

Ce drame n’est pas un banal fait divers. Le 2~avril dernier, lors de la Journée mondiale pour la santé et la sécurité au travail, l’Organisation internationale du travail (OIT) a révélé que «6~000~décès par jour sont imputables à des accidents ou à des maladies du travail. Cela représente quelque 2,2~millions de personnes qui décèdent chaque année dans le monde des suites d’accidents du travail et de maladies professionnelles». Le coût total de tels drames a été estimé par l’agence à 4~% du produit national brut mondial.

Malgré cette réalité, il est toujours aussi difficile de faire reconnaître publiquement la mort par le travail, même en France. Michel Bianco raconte son chemin de croix : «En plus de la souffrance, le premier sentiment qui vous accable dans les jours qui suivent l’accident, c’est le sentiment de solitude. J’étais seul avec ma douleur. Aucun accompagnement, pas de prise en charge pour les formalités, aucune information sur les circonstances de l’accident. Mon premier contact avec les autorités, ce sera le 2~octobre 2006 pour mon audition à la gendarmerie. Soit soixante jours d’un terrible silence.» Puis plus rien.

Il faudra attendre que Michel Bianco écrive au président de la République, le 14~juin 2007. Que Michel Vaxes, député des Bouches-du-Rhône, interpelle Rachida Dati, la ministre de la Justice. Que cette dernière, «attentive à cette douloureuse situation, demande à [ses] services d’examiner ce dossier avec tout le soin qu’il mérite». Pour que, enfin, «le 10~mars 2008, le procureur du tribunal de Grasse s’excuse des lenteurs inhérentes à ce genre de dossier et m’informe que l’audience est fixée. Une telle situation a pour moi un nom : le mépris», s’insurge encore le père de Jérôme.

Une telle indifférence n’est pas surprenante. On préfère accuser le destin ou la fatalité plutôt que de nuire aux entreprises en établissant des responsabilités. Surtout pas de «comparution immédiate» pour celles-ci ! «La justice doit se mettre au service des victimes», a pourtant martelé Nicolas Sarkozy pendant la campagne présidentielle. Mais, dans le Guide des victimes du ministère de la Justice, les victimes d’accidents du travail sont absentes. Logique : pas de responsables, pas de victimes. La direction de Galderma parle même de «tragique accident dont a été victime Jérôme Bianco». Michel Bianco n’est pas dupe : «Je refuse la banalisation de la mort de mon fils. Je souhaite que le jugement montre qu’il n’y a pas de fatalité dans la mort par le travail.»

Et d’après les premières conclusions de l’enquête de l’inspection du travail, le destin n’est pas en cause. «La conception du bâtiment où s’est produit l’accident avait prévu une protection collective insuffisante», souligne l’enquête. Il existait en effet, au niveau des garde-corps à l’endroit de la chute, un espace suffisant pour le passage d’un corps. «Une mauvaise évaluation du risque lors de la rédaction du plan de prévention n’a pas permis de prévoir d’équipements de protection individuels contre le risque de chute, poursuit l’inspection du travail. *Par ailleurs, la formation au poste s’est déroulée en conditions réelles de travail sans que M. Bianco connaisse les risques liés à son environnement de travail.»

  • Comme le remarque la coordination des syndicats CGT du groupe L’Oréal : « Trois de ces éléments incombent à l’entreprise, et L’Oréal doit donc reconnaître et assumer sa responsabilité.» Cependant, la multinationale ne sera pas sur le banc des accusés. «Tout en gardant ses exigences de rentabilité, l’entreprise dilue sa responsabilité en créant des filiales et en ayant recours à la sous-traitance», soupçonne Michel Bianco. «Certes, Jérôme Bianco était salarié d’une entreprise prestataire de service, mais cela n’ôte pas au groupe L’Oréal sa part de responsabilité. L’Oréal doit tout mettre en œuvre pour que cela ne se reproduise plus, estime la CGT. Les salariés du groupe, les salariés précaires et ceux des prestataires “le valent bien”, eux aussi.»

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