Une éthique du regard

Dans « Morte-saison sur la ficelle », Marie Didier compose des récits vifs et coupants qui lient humanité et lucidité.

Christophe Kantcheff  • 19 juin 2008 abonné·es

Marie Didier a publié en 2006 un livre magnifique, Dans la nuit de Bicêtre (chez Gallimard, voir Politis n° 895 ). Elle y sortait de l’ombre la figure de Jean-Baptiste Pussin, oublié par la postérité, pourtant à l’initiative d’innovations humanisant le traitement des aliénés à la fin du XVIIIe siècle. Un livre qui ressuscitait aussi le peuple de Bicêtre, les pauvres, les prisonniers, les « insensés »…, et que l’auteur dédiait « à ceux qui n’ont pas la parole ».
La dédicace de son nouveau livre, Morte-saison sur la ficelle, composé de vingt et un « récits », pourrait être la même. On y croise une SDF, des sans-papiers, des Kurdes faisant une grève de la faim, ainsi que des personnages qui ne sont pas forcément des marginaux ou des déclassés, mais qui sont de ceux que l’on nomme « les anonymes », ou qui sont un peu en retrait ou sur les côtés : une femme obèse, une vieille infirme, une malade du cancer (ce sont souvent des femmes)…
C’est que ces « vies minuscules », comme Pierre Michon les a désignées, l’intéressent, tout simplement. « Parce qu’il y a des choses extrêmes dans leur vie, leur situation. Plus qu’ailleurs peut-être », explique Marie Didier [^2]. D’où l’absence totale de moralisme dans ses livres, et de ce qui englue notre naturalisme contemporain, l’apitoiement et le voyeurisme.
Alors quoi ? D’abord une précision dans le regard, qui ne triche pas, qui ne laisse place à aucun pittoresque mais au contraire à une présence très forte des personnages, tels qu’ils sont. Cette précision se retrouve dans le vocabulaire et la syntaxe. L’auteure aime le vocable juste et la phrase qui ne tache pas. Ce qui dénote un appétit d’écriture, et une éthique.

On pourrait en déduire cependant que la plume de Marie Didier est cruelle, surtout qu’elle accorde une attention particulière aux corps, et que ceux-ci sont souvent vieillissants. Mais si son regard n’embellit ni ne déprécie, c’est pour mieux tenter d’approcher une certaine vérité. Elle révèle ce que des corps épais, ridés ou meurtris recèlent d’humanité. Il y a du matérialisme et beaucoup de sensualité, et de l’humour aussi, dans Morte-saison … Ainsi ce récit, qui s’intitule « Plage », où une vieille femme sur son fauteuil de handicapée, délaissée un temps par sa famille, se ressource à la vue d’un homme allongé sur le sable, jeune, athlétique, au corps offert à la vue et à l’imaginaire…
Certes, cette humanité n’est pas toujours aussi riante. Elle est parfois pleine de fureur, de noirceur ou de désespoir. C’est cet ancien gangster, qui raconte sa réinsertion modèle par la philosophie en prison, mais qui déchire in extremis cette image sainte en avouant son insensibilité quand il tuait ; c’est cette SDF, qui se rebelle, l’espace d’un moment, en ingurgitant sauvagement de la nourriture sur les étals d’un supermarché.
« Surveille tes illusions » , dit une citation de René Char qui clôt l’un des récits. Qu’il parle de la société, de l’amour ou de la mort, Morte-saison sur la ficelle n’est pas un livre cruel, mais un livre lucide. Il est vif, coupant, cinglant. Mais c’est à ce prix seul que se goûtent la sagesse et la beauté.

[^2]: Dans le Matricule des anges de juin 2008 (n° 94), qui lui consacre sa une et son dossier.˽

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