Attali ou la confusion des genres

Expert parmi les experts, Jacques Attali a couché sur le papier le futur de l’humanité pour les cinquante prochaines années. Étrangement, ce destin ressemble à celui d’une France qui mettrait en œuvre les trois cents propositions de la Commission… Attali.

Mathilde Azerot  • 24 juillet 2008 abonné·es

Il n’y a pas un domaine qui soit étranger à Jacques Attali. Polytechnicien, haut fonctionnaire, conseiller spécial de Mitterrand, il se targue notamment (car la liste est longue) d’avoir participé à la création d’Action contre la faim, d’être l’un des promoteurs du microcrédit ou encore… de détenir les clefs du futur.
Dans son dernier ouvrage, Une brève histoire de l’avenir , après avoir brossé à grands traits les quelque 3,8 millions d’années de l’histoire du monde depuis l’apparition des premiers primates jusqu’à celle du capitalisme, Attali se propose de raconter l’histoire de l’humanité du prochain demi-siècle, postulant que « l’Histoire obéit à des lois qui permettent de la prévoir et de l’orienter » . Au risque de tomber dans des considérations déterministes, Attali détaille ses scénarios du futur sous la forme de « trois grandes vagues de l’avenir »  : l’« hyperempire », l’« hyperconflit », l’« hyperdémocratie ». Le monde d’Attali sera celui de l’extrême et doit se préparer à de sombres heures.

Après la chute de l’empire américain, pressentie pour 2035, un monde polycentrique émergera qui verra le marché l’emporter sur la démocratie. L’hyperempire, marqué par la déconstruction des États et la précarité, sera le temps de l’« hypersurveillance », de la nomadisation, de la marchandisation du corps et de l’hyperconsommation.
« Après la violence de l’argent, viendra – vient déjà – celle des armes » , poursuit Jacques Attali. Et avec elle la naissance de la deuxième vague de l’avenir : l’« hyperconflit », où mafias, cartels, pirates et terroristes de tout bord se disputeront la planète à grand renfort d’armes ultra-sophistiquées (biologiques, nucléaires, clones…) et conduiront in fine à la disparition de l’humanité.
Mais que cette dernière se rassure ! Le devin Attali a prévu un happy end : « Si la mondialisation peut être contenue sans être refusée, si le marché peut être circonscrit sans être aboli » , alors, un nouvel équilibre mondial sera possible, donnant naissance à l’hyperdémocratie vers 2060. L’homme, rallié à la sagesse, transcendera sa nature pour devenir « transhumain », et créera les conditions propices à l’émergence d’un monde moderne au sein duquel « chacun sera citoyen de plusieurs entités à la fois et [où] il deviendra possible de défendre ses identités sans vouloir détruire celles du voisin » .

Et pourtant, loin de s’inscrire dans la modernité, certaines assertions se font l’écho d’un déterminisme des plus éculés. Tandis que l’humanité triomphera au sein de l’hyperdémocratie, la femme prendra, enfin, sa revanche sur des siècles de domination masculine. Ainsi, atteste le prédicateur : « Les femmes seront plus aisément transhumaines que les hommes : trouver son plaisir à faire plaisir est le propre de la maternité. » On blêmit. À croire que Jacques Attali a écarté de son champ de réflexion un pan entier de l’histoire… celui du féminisme.

Parue en 2006 , un an avant l’élection présidentielle, cette Brève Histoire de l’avenir semble avoir d’autres desseins que celui d’offrir au lecteur un aperçu exhaustif de l’étendue du savoir de l’auteur et de ses documentalistes. « Comme toute prédiction est d’abord discours du présent, cet essai est aussi un livre politique, dont chacun pourra, j’espère, faire le meilleur usage au moment où s’annoncent tant d’échéances majeures, en France autant qu’ailleurs. » Le voile en est donc levé sur les ambitions de son auteur : compter parmi les grands de ce monde. Le dernier cha­pitre, intitulé « Et la France ? », rompt totalement avec l’ensemble de l’ouvrage. Attali y développe une série de recommandations destinées aux candidats à la présidentielle pour « réformer » la France (moins d’État, retardement de l’âge de la retraite, autonomie des universités, développement des moyens de surveillance, etc.) afin de « rendre à l’avenir ce qu’on lui a pris [et] permettre au pays de tirer le meilleur de l’avenir » .

Nicolas Sarkozy ne pouvait se passer des services d’un tel visionnaire. Et de permettre à l’ancien sherpa de François Mitterrand de revêtir le costume qu’il affectionne par-dessus tout autre : celui de l’expert. À lui, donc, la mission de redonner à la France ( « en déclin » ) foi en son avenir, en acceptant de diriger la Commission chargée de libérer la croissance. Sans parti pris libéral aucun. Car, comme tout expert qui se respecte, M. Attali se place bien au-delà des viles logiques partisanes. Il évalue, prospecte, prévoit et prédit, en toute neutralité. C’est d’ailleurs ce qu’il s’empresse de clarifier dès l’introduction du fameux « rapport Attali ». Celui-ci « n’est ni partisan, ni bipartisan : il est non partisan » , insiste-t-il. Ses résultats ne sont donc édictés par personne et sûrement pas par ceux qui en sont les commanditaires et qui ont bien pris soin de lui fournir une lettre de mission – clairement orientée, elle – au préalable ! Un point que Nicolas Sarkozy n’a d’ailleurs pas manqué de rappeler, lors de son discours prononcé le jour de la remise des travaux de la Commission : « La lettre de mission, que nous avons adressée avec François Fillon à Jacques Attali, fixe clairement vos objectifs. »

Si Attali prédit , dans sa Brève Histoire de l’avenir , l’inéluctable disparition des services publics et, par conséquent, la privatisation de tous les secteurs de l’activité humaine (un jour, avance-t-il, l’armée, la police, les juges relèveront tous du privé), la montée en puissance de la précarité, la perte du lien social, etc., il est un fait qui ne pourra lui être contesté : celui d’y avoir participé. Ouverture à la concurrence des professions réglementées, suppression de l’âge de la retraite, évaluation des services publics, célébration du low cost : autant de préconisations ordonnées par la Commission afin d’ériger l’Hexagone en « champion de la nouvelle croissance » .

Dans un article paru dans le Monde (« Attali contre Attali »), le journaliste Hervé Kempf pointait les revirements intellectuels et idéologiques opérés par Jacques Attali, lequel en 1973, âgé de 30 ans, écrivait dans un article intitulé « Vers quelle théorie économique de la croissance ? », qu’ « il est un mythe savamment entretenu par les économistes libéraux, selon lequel la croissance réduit les inégalités. Cet argument permettant de reporter à “plus tard” toute revendication redistributive est une escroquerie intellectuelle sans fondement » . Trois décennies plus tard, le maître d’œuvre de la Commission pour la libération de l’économie française affirme sans sourciller, en préambule de ses « 300 décisions » : « La croissance économique n’entraîne pas systématiquement la justice sociale, mais elle lui est nécessaire » . Le « prophète » n’avait pas prévue une chose : ses propres retournements.

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