Des terres indiennes menacées

La Cour suprême du Brésil pourrait reprendre des terres aux indigènes de l’État du Roraima. Celles-ci sont en effet l’enjeu d’intérêts économiques puissants. Un mouvement de protestation international s’organise.

Patrick Piro  • 24 juillet 2008 abonné·es
Des terres indiennes menacées

L’image tremblote, s’égare, revient sur un groupe d’hommes au visage masqué, postés à une cinquantaine de mètres. Coups de feu, explosion de grenades artisanales. Plusieurs Indiens sont étendus sur le sol. On relèvera onze blessés, dont un grièvement atteint. C’était en Amazonie, le 5 mai dernier, en territoire indigène Raposa Serra do Sol, dans l’État brésilien du Roraima, aux frontières du Venezuela et de la Guyana. L’assaut était commandité par de gros ­riziculteurs, qui revendiquent le droit d’exploiter ces terres.
« C’est la première fois, en trente-cinq ans de violences, et après vingt et un morts par balle, que nous parvenons à enregistrer une de leurs exactions » , commente Pierlângela Nascimento da Cunha, porte-parole wapixana, avec Jacir José de Souza, l’un des chefs de la tribu Makuxi, la plus importante des cinq qui vivent à Raposa Serra do Sol, et figure historique de la résistance indienne dans le Roraima. Ils viennent de passer plusieurs semaines en Europe pour alerter l’opinion sur la gravité de la situation [^2].
La Constitution brésilienne reconnaît des droits sur la terre à toute communauté indigène qui peut faire la preuve qu’elle l’occupe de manière ancestrale. Il a fallu dix ans de luttes pour que Raposa Serra do Sol, où vivent 19 000 personnes sur près de 1,7 million d’hectares, soit homologuée « terre indigène », à la suite d’un ultime décret signé par le président Lula en 2005. Tout occupant irrégulier s’est vu accorder une année pour quitter les lieux.

Illustration - Des terres indiennes menacées


Un Makuxi, lors d’une manifestation à Brasilia, en 2004, pour la reconnaissance des terres indigènes. Evaristo Sa/AFP

« Nous avons alors pensé que tout était enfin résolu » , s’exclame Jacir. Après des décennies de conflits, générés par l’invasion d’éleveurs, de chercheurs d’or et, dans les années 1990, de gros entrepreneurs agricoles, principalement des riziculteurs. Conséquence de ces méfaits : dégradation des milieux, détournement de l’eau pour l’irrigation massive, pollutions chimiques, maladies, alcoolisme, destruction de maisons, de plantations, d’écoles, de ponts, etc. L’instabilité, la violence et l’impunité ­règnent : aucun des meurtriers des Indiens tués lors des conflits fonciers n’a été condamné. Depuis longtemps, Jacir comme d’autres représentants vivent sous la menace permanente d’un assassinat.
Et dans cette Amazonie coutumière du non-droit, le Roraima brille tristement par la collusion qu’entretiennent politiques et entrepreneurs, secondés par la police, la justice et les médias. Six familles de ri­ziculteurs refusent toujours de quitter Raposa Serra do Sol, malgré de confortables indemnisations. Aucune n’ignorait le processus d’homologation quand elles se sont installées : « C’est beaucoup de terre pour peu d’Indiens ! » La même antienne est martelée par les plus conservateurs des potentats ruraux du Brésil, en guerre contre cette disposition constitutionnelle qui a déjà accordé plus de 11 % du territoire brésilien aux Indiens, principalement en Amazonie.
Le président Lula a réaffirmé son soutien aux tribus, mais les autorités du Roraima ont attaqué en justice le décret de 2005, suscitant plus de trente actions en invalidation. Des hauts gradés de l’armée brésilienne vont dans le même sens, affirmant, contre toute évidence, que le statut de terre indigène de Raposa fragilise les frontières nationales.

La décision est désormais entre les mains de la Cour suprême du Brésil, qui a ordonné en avril la suspension des expulsions, en attendant de statuer.
Subissant de la part de leurs opposants une campagne de désinformation, les indigènes ont réagi en organisant une opération de communication, mandatant même des représentants pour rencontrer un à un les onze juges de la Cour, « qui semblent aujourd’hui avoir perçu l’enjeu, ainsi que notre détermination » , souligne Jacir.
Lula, devant l’aggravation des tensions, a pressé la Cour de rendre au plus vite son verdict, attendu dès le mois d’août. Si le décret est cassé, les indigènes risquent de voir leur territoire démantelé. Cette jurisprudence menacerait tous les territoires homologués des autres communautés indigènes. Conscientes du péril, celles-ci ont rapidement apporté leur soutien à celles du Roraima. Début juillet, quatre-vingt-cinq organisations brésiliennes ont fait de même dans une déclaration commune. « Mais, même si nos droits sont confirmés, ne nous oubliez pas, supplie Jacir, car c’est aussi la violence qui nous attend. Les riziculteurs ont prévenu qu’ils ne partiraient jamais pacifiquement de nos terres… »

[^2]: Survival international France mène une campagne d’interpellation de la Cour suprême du Brésil afin qu’elle confirme l’homologation de Raposa Serra do Sol comme territoire indigène.

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