La peur de l’inflation

Gérard Duménil  • 17 juillet 2008 abonné·es

Les présidents de la Banque centrale européenne et de la Banque de France multiplient les déclarations rassurantes. Le gros de la crise financière est passé ; « il n’y aura pas de deuxième vague » ; la croissance est là au coin de la rue ; quant au pouvoir d’achat, des progrès remarquables ont été accomplis, nous dit-on, grâce, notamment, aux bienfaits des importations de produits à bas prix. Le meilleur des mondes globalisés, en somme. Chacun appréciera. Les autorités monétaires européennes ont, pourtant, un souci majeur : l’inflation. Trois et quelques pour cent de hausse des prix, et l’effroi les saisit !

Pourtant, pendant près de trois décennies, depuis la Seconde Guerre mondiale, la croissance française s’était accommodée de l’inflation. Pendant près de trois décennies de néolibéralisme, dont un objectif majeur est la stabilité des prix, les taux de croissance se sont effondrés, une vague de chômage structurel s’est gonflée.

Pourquoi une telle phobie de l’inflation ? Dans une récente interview [^2], Christian Noyer, président de la Banque de France, nous donne un cours d’histoire économique d’une remarquable concision et sans équivoque : une fable dont la morale vaut son pesant d’or pour certains. Au détour d’une réponse, il lâche une petite phrase qui dit beaucoup : « Il ne faut pas refaire les mêmes erreurs que celles commises dans les années 1970. » Lesquelles ? Celles qu’il a lui-même énumérées en dressant le tableau de la menace qui pèse sur « nous » : l’inflation, suivie de hausses de salaires, « nous » entraînerait dans la fameuse spirale inflationniste « défavorable à la croissance et au pouvoir d’achat » . Et ce n’est pas tout : « Les taux d’intérêt à long terme remonteraient fortement. »

M. Noyer vient donc de nous faire part de sa lecture de la crise structurelle des années 1970. Les rouages en sont limpides. L’inflation commence subrepticement et enfle démesurément, env ahissant la cité, telle la calomnie de la tirade de Bartolo du Barbier de Séville. Les salariés, à travers leurs organisations, revendiquent l’ajustement, voire l’augmentation, de leur pouvoir d’achat par des hausses de salaires ; les entreprises accroissent leurs prix pour maintenir leurs marges. Normal ! On voit ainsi la boucle s’amorcer puis la spirale se déployer. Quant à l’intérêt, qui prêterait dans ces conditions pour voir sa créance dévalorisée par la hausse des prix ? Les taux d’intérêt montent – toujours aussi normal –, et rien n’est plus mauvais pour la croissance, car ce « loyer » de l’argent élevé décourage l’investissement des entreprises. « Nous » en faisons les frais. Morale à peine déguisée : les salaires ne doivent pas emboîter le pas aux prix.

On nous permettra une lecture différente des années 1970. Les tensions sur la répartition des revenus dégénèrent dans une petite guerre sociale : les prix montent, manifestant une revendication de rentabilité de la part des entreprises alors que les salariés se battent pour leur pouvoir d’achat. Les salaires se négocient au plan national, et non dans le face-à-face individuel de l’employeur et de l’employé. Qui court après qui ? Difficile à dire. Quoi qu’il en soit, les salariés obtiennent quelques succès. Des politiques soucieuses de l’emploi pèsent sur les taux d’intérêt. Corrigés de l’inflation, ces taux sont maintenus à de faibles niveaux. Ils deviendront même brièvement négatifs pendant les années 1970. Pour qui travaille l’État ? Une chose est sûre dans le bilan de cette lutte pour le partage du revenu : celui des classes les plus aisées a bien souffert. Ces classes ont fait les frais de l’inflation. Une baisse des inégalités sans précédent. Serait-ce ce que redoute M. Noyer ?
Prenez le symétrique, changez les signes, et l’histoire des années 1970 vous donne la clef de celle de la décennie suivante, où tout est fait en faveur des privilèges d’une minorité. Le néolibéralisme impose une nouvelle discipline aux travailleurs et aux gestionnaires, avec un objectif : la « valeur » pour l’actionnaire. Les frontières commerciales sont ouvertes, et les capitaux circulent librement, plaçant les travailleurs du monde en concurrence. Heureux Chinois ! Les profits sont largement distribués aux actionnaires, et les taux d’intérêt sont bien supérieurs aux taux d’inflation. Les politiques macroéconomiques tendent à la stabilité des prix. Les revenus des classes les plus aisées bondissent. Les pouvoirs d’achat de la grande masse des salariés stagnent ou baissent, et la précarité s’impose partout.
Pourtant, depuis le début des années 2000, des fissures se dessinent à la surface de la façade néolibérale. Les taux d’intérêt diminuent ; les prix des matières premières s’envolent ; le déséquilibre de l’économie états-unienne va croissant ; une crise financière s’abat sur le monde. Mais les autorités monétaires « nous » rassurent. Elles veillent, elles connaissent les remèdes : la stabilité des prix sera garantie. On s’en souciait !

[^2]: Dans le Monde du 26 juin 2006.

Temps de lecture : 4 minutes