Le choc des civilisations ou la prophétie autoréalisatrice

En 1993, dans « le Choc des civilisations », Samuel P. Huntington, ancien expert auprès du Conseil national de sécurité américain, décrivait un monde déchiré entre Occidentaux et musulmans, au profit de l’hyper­puissance américaine.

Maïram Guissé  • 24 juillet 2008 abonné·es

Après la guerre froide , ou l’ère était à un ordre bipolaire, le monde du XXIe siècle reposera sur un ordre multipolaire, fondé sur les civilisations. Le XXIe siècle se caractérisera donc par des affrontements de grandes civilisations. Telles sont les prédictions du « prophète » Samuel P. Huntington, professeur à ­l’université de Harvard et ancien expert auprès du Conseil national américain de sécurité sous la présidence de Jimmy Carter, dans son ouvrage le Choc des civilisations , paru en 1993.

Dans ce livre de 402 pages, Samuel Huntington dessine le monde déchiré entre plusieurs blocs : Occidentaux, musulmans et confucéens (Chine), où la paix ne peut être possible étant donné les différences culturelles de chacun. Il indique d’ailleurs que « l’égalité et la liberté sont des principes exclusivement défendus par la civilisation occidentale. Et c’est à ce titre qu’on ne peut pas s’entendre avec les représentants d’autres civilisations dans le cadre d’accords internationaux, puisque ceux-ci sont naturellement portés à la violence » .

Cette référence à la violence, Samuel Huntington en use et en abuse tout au long de sa « prophétie », affirmant ainsi que « les rapports entre musulmans et ­peuples appartenant à d’autres religions (qu’il ­s’agisse de catholiques, de protestants, d’orthodoxes, d’Hindous, de Chinois, de bouddhistes ou de juifs) ont généralement été conflictuels et la plupart du temps violents à un moment ou à un autre, en particulier au cours des années 1990. Si l’on considère le périmètre de l’Islam, on peut se rendre compte que les musulmans ont du mal à vivre avec leurs voisins. »

Illustration - Le choc des civilisations  ou la prophétie autoréalisatrice

J.RICHARDS/AFP – Manifestation le 11 janvier 2007 devant la Cour suprême à Washington, contre le camp de Guantanamo.

En réalité, la théorie d’Huntington ne repose sur aucune analyse scientifique ou même géopolitique, mais uniquement sur un discours de construction de la peur, de la méfiance de l’autre, provoquant ainsi un changement dans le rapport au monde. Tout ce qui diffère de la politique occidentale des États-Unis est considéré comme ennemi.

D’une certaine manière, Huntington incite les Occidentaux (comprendre « les Américains ») à redouter les musulmans et les Chinois, sur la base (unique) de la religion. Ce « choc civilisationnel » tant rabâché par Huntington va finir par avoir lieu. Ainsi, au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, orchestrés par Al-Qaïda, au nom de la « guerre sainte » (de la traduction imparfaite de Jihad, NDLR), les annonces de l’ancien expert de sécurité américaine, dévoilées huit ans auparavant, semblent trouver tout leur sens. Or, ce qui est arrivé serait-il arrivé sans la première guerre du Golfe et l’installation de bases américaines en Arabie Saoudite (c’est sur cette question que Ben Laden a rompu avec la famille Saoud) ? Serait-ce arrivé si les États-Unis avaient imposé un règlement juste du conflit israélo-palestinien ? Cet ouvrage fonctionne donc comme une prophétie autoréalisatrice. Selon le sociologue Robert K. Merton, « si les hommes considèrent des situations comme réelles, alors elles le deviennent dans leurs conséquences » .

Un rapport, paru en 2000 et intitulé Reconstruire la défense de l’Amérique-Stratégie, ­forces et ressources pour un nouveau siècle
– réalisé par un think tank de néoconservateurs, dit Projet pour le nouveau siècle américain (Project for the New American Century, Pnac), prévoyait par ailleurs que ce genre d’attaque pouvait survenir. Ce document, dont l’auteur principal est Thomas Donnelly, a pour objectif de préparer la meilleure défense militaire des États-Unis, face aux nouveaux conflits apparents.

Les États-Unis doivent, entre autres ­choses, « préserver et étendre la position de leadership mondial tout en maintenant la suprématie de [leurs] forces militaires […]. Le défi de ce ­nouveau siècle est de préserver et d’accroître cette “paix américaine”. » Pour cela, la politique de défense devra se baser sur le renforcement militaire, dans tous les domaines existants, armée de terre, de l’air, marine ; mais aussi dans une sphère encore inexploitée : l’espace.

Sous l’administration Clinton , « le budget (militaire) est tombé d’environ 339 milliards de dollars en 1992 pour arriver à 277 milliards en 1996 » , regrettaient les auteurs du Pnac. Le think tank admettait que renverser cette tendance serait long, « à moins d’un événement catastrophique jouant le rôle de catalyseur – comme un nouveau Pearl Harbor » . Là encore, les attentats du 11 Septembre apparaissent comme une aubaine pour servir la politique d’armements décrite dans ce rapport, notamment par la loi d’octobre 2001, le USA Patriot Act, dont le but est de renforcer le pouvoir de la CIA, du FBI, de la NSA et de l’armée.

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