Les sans-terre traités en terroristes

Le pouvoir judiciaire de l’État du Rio Grande do Sul veut obtenir la dissolution du mouvement des paysans pour raison de « sécurité nationale ». Tollé et inquiétude des associations.

Patrick Piro  • 17 juillet 2008 abonné·es

« C’est la plus importante conspiration civile et militaire contre un mouvement social depuis la dictature ! » La sentence est de l’avocat du Mouvement des paysans sans-terre (MST), face à l’attaque sans précédent que celui-ci subit dans l’État brésilien du Rio Grande do Sul. Longtemps fief du Parti des travailleurs (PT) de Lula, cet État est aujourd’hui gouverné par le Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB), son principal adversaire politique. Envolée outrancière ? Cette référence aux objectifs et méthodes de la dictature, qui n’a pris fin qu’en 1985, est confortée par plusieurs voix dans les milieux associatifs et politiques de gauche.

Fin juin, presque par mégarde, le MST [^2], qui lutte pour la réforme agraire et l’accès à la terre pour tous, prend connaissance d’un document du Conseil supérieur du Ministère public de l’État (l’équivalent du Parquet). Compte rendu secret d’une réunion du 3 décembre 2007, il établit un véritable plan de guerre visant à dissoudre le MST, pourtant parfaitement légal, pour raison de « sécurité nationale » . Il charge un « bataillon de choc » de procureurs de harceler les sans-terre : interdiction de marches et de déplacements de masse ; inculpation pour « crimes organisés » , notamment pour des invasions de terres et des installations sauvages sur des propriétés improductives ; recherche de détournement de fonds publics ; investigations dans les ­écoles montées par le MST, sur les terres qui lui ont été légalement attribuées, etc.

Pour appuyer sa démarche, le Conseil se réfère à deux enquêtes à charge, dont l’une issue de la police militaire du Rio Grande do Sul, « permettant de supposer » que le MST est une organisation paramilitaire entraînée et financée par les Farc colombiennes, et qu’il s’apprête à constituer un État parallèle avec la Via Campesina
[^3] ! Omettant de citer un autre rapport, établi par la police fédérale et déclarant qu’aucun indice ne permet d’établir de lien entre le MST et les Farc, ce document transpire de justifications idéologiques malsaines : l’atteinte à la « sécurité nationale » semblerait bien être la philosophie du MST, qui veut « changer la société ».
Alors que le mouvement dénonce une répression notablement plus dure depuis deux ans, la stratégie du Ministère public du Rio Grande do Sul transparaît désormais à la relecture d’actions engagées contre les « sans-terre » ces derniers mois : interdiction de manifestations politiques, suspension des droits électoraux de militants et contrôle abusif de centaines d’entre eux, accusations fallacieuses de déprédations et de blanchiment d’argent, etc. Avec une coordination efficace : le Ministère public requiert, la ­justice acquiesce, la police militaire obtempère. Pour le MST, cette offensive coïncide avec l’explosion récente de l’agro-industrie au Brésil – soja, agrocarburants, etc. : il faut faire place nette pour les investisseurs étrangers qui se bousculent à la recherche de ­terres, et laisser se développer les cultures OGM, dont le ­nombre de demandes d’autorisation augmente, et qui sont des cibles de fauchage par les sans-terre.

Le MST s’est empressé de divulguer l’affaire hors des frontières de l’État. Certains observateurs sont tentés d’y voir l’exploitation médiatique d’un dérapage local par un mouvement en perte d’influence. Le Ministère public du Rio Grande do Sul s’est empressé d’expliquer qu’une erreur s’était glissée dans le compte rendu !
Pourtant, c’est une inquiétude non feinte que traduisent les mouvements sociaux, et plusieurs manifestations de solidarité ont été organisées dans le pays pour soutenir le MST. En effet, les défenseurs des droits relèvent partout, en Amazonie, dans le Nordeste, etc., une criminalisation croissante des contestataires. Ils ont obtenu, dans la foulée, que la question soit débattue par les parlementaires fédéraux. « C’est un retour de l’obscurantisme ! » , s’élève Chico Alencar, député du PSOE (gauche). Pour l’avocat Plínio de Arruda Sampaio, grand défenseur d’une réforme agraire ambitieuse et proche du MST, l’attitude du Ministère public du Rio Grande do Sul est un abus de prérogatives « inconstitutionnel » et « une atteinte à la démocratie ». Et l’écrivain Frei Betto, ancien conseiller de Lula et une des consciences morales du pays, pose la question de fond : le rôle du pouvoir judiciaire est-il d’exiger la dissolution du mouvement des sans-terre ou des latifundios improductifs ?

[^2]: Le plus important mouvement social d’Amérique latine, qui défend les droits de 4 millions de familles.

[^3]: Principal mouvement international de paysans, comprenant notamment la Confédération paysanne.

Monde
Temps de lecture : 4 minutes

Pour aller plus loin…

Droit international : quand règne la loi du plus fort
Monde 9 juillet 2025 abonné·es

Droit international : quand règne la loi du plus fort

Les principes du droit international restent inscrits dans les traités et les discours. Mais partout dans le monde, ils s’amenuisent face aux logiques de puissance, d’occupation et d’abandon.
Par Maxime Sirvins
Le droit international, outil de progrès ou de domination : des règles à double face
Histoire 9 juillet 2025 abonné·es

Le droit international, outil de progrès ou de domination : des règles à double face

Depuis les traités de Westphalie, le droit international s’est construit comme un champ en apparence neutre et universel. Pourtant, son histoire est marquée par des dynamiques de pouvoir, d’exclusion et d’instrumentalisation politique. Derrière le vernis juridique, le droit international a trop souvent servi les intérêts des puissants.
Par Pierre Jacquemain
La déroute du droit international
Histoire 9 juillet 2025 abonné·es

La déroute du droit international

L’ensemble des normes et des règles qui régissent les relations entre les pays constitue un important référent pour les peuples. Mais cela n’a jamais été la garantie d’une justice irréprochable, ni autre chose qu’un rapport de force, à l’image du virage tyrannique des États-Unis.
Par Denis Sieffert
Yassin al-Haj Saleh : « Le régime syrien est tombé, mais notre révolution n’a pas triomphé »
Entretien 2 juillet 2025 abonné·es

Yassin al-Haj Saleh : « Le régime syrien est tombé, mais notre révolution n’a pas triomphé »

L’intellectuel syrien est une figure de l’opposition au régime des Assad. Il a passé seize ans en prison sous Hafez Al-Assad et a pris part à la révolution en 2011. Il dresse un portrait sans concession des nouveaux hommes forts du gouvernement syrien et esquisse des pistes pour la Syrie de demain.
Par Hugo Lautissier