L’homme qui prédisait « la fin de l’histoire »

L’ex-néoconservateur américain Francis Fukuyama a d’abord jugé
que le néolibéralisme était un horizon indépassable. Il en est lui-même revenu, face notamment au chaos irakien.

Marjolaine Normier  • 24 juillet 2008 abonné·es

Année 1989 : fin de l’histoire. « Le triomphe de l’Occident […] éclate dans le fait que tout système viable qui puisse se substituer au libéralisme occidental a été totalement discrédité » , annonce, à la veille de la chute du mur de Berlin, Francis Fukuyama, philo­sophe, économiste et chercheur en sciences politiques américain, dans la revue The National Interest . Près de vingt ans plus tard, ce même politologue, désormais mondialement connu comme l’annonciateur de « la fin de l’histoire » , déclare au New York Times que « le néoconservatisme est un léninisme » et que « la politique étrangère de Bush n’est pas réaliste » .
L’une des plus éminentes figures du néoconservatisme américain vire de bord devant le chaos irakien. Mais que l’on ne s’y trompe pas. Ce virage n’est qu’apparent. Francis Fukuyama, est membre du Projet du nouveau siècle américain (Pnac), un think-tank néoconservateur créé en 1997, qui a pour objectif de promouvoir la domination des États-Unis sur le monde et préconise, pour ce faire, un accroissement de la puissance diplomatique et surtout militaire américaine. Au lendemain du 11 septembre 2001, Fukuyama signait la lettre envoyée par l’organisation à Bush pour attaquer l’Irak.

Il trompe tous les observateurs, quand, deux ans plus tard, il ne soutient pas la campagne militaire en Irak. Depuis, il ne cesse de multiplier les attaques contre ses anciens amis, se rapproche du réalisme wilsonien et préconise le soft power pour démocratiser le reste du monde.
C’est donc moins les présupposés idéologiques que la méthode des néoconservateurs qui est critiquée par Fukuyama. L’erreur de l’administration Bush, selon lui, a été « d’accélérer par la force le processus de démocratisation » , mais « nous sommes toujours dans la fin de l’histoire » , et le libéralisme occidental, ou l’alliance de la démocratie et de l’économie de marché, reste la seule voie de salut de l’humanité. Cette thèse, objet de son article « La fin de l’Histoire ? » édité dans une vingtaine de pays dans les années 1990, fit couler beaucoup d’encre. L’idée est simple : la victoire du libéralisme occidental sur le fascisme et sur le communisme au XXe siècle est la preuve qu’il est l’unique système d’organisation sociale possible. L’histoire s’écrira désormais au rythme de la diffusion de cette bonne parole. Non qu’il ne se passera plus rien sur terre, mais aucun des événements politiques et sociaux qui se produiront ne pourra s’inscrire dans un modèle rationnellement universalisable tel que le libéralisme occidental. Autrement dit, nous sommes enfin entrés dans « le meilleur des mondes possibles » .

Le triomphalisme de Fukuyama , pourtant mesuré à la fin de son article, où il mentionne « une post-humanité fort triste » , fut largement critiqué dans les années 1990. Qualifié d’ « obscène dans son euphorie » par Jacques Derrida dans Spectres de Marx , il incarne « l’intrépidité » pour Pierre Hassner, qui disait de lui : « Il se fraye un chemin à coups de hache à travers le dédale des complexités politiques et philosophiques pour affirmer une thèse outrageusement provocante. » C’est que, pour arriver à ses fins, tous les moyens étaient bons pour le politologue américain, même celui de passer outre la montée des nationalismes et l’affirmation d’un islam politique. Mais si cette vision du monde est compréhensible au sortir de la guerre froide, elle s’apparente à de ­l’aveuglement en 1999. Or, dans l’article « La fin de l’histoire, dix ans après », Fukuyama déclare que seuls la crise asiatique et l’arrêt des réformes en Russie ont « inquiété » sa thèse, et comme « ils ne constituent pas un défi systématique à l’ordre mondial actuel » , ils ne la remettent pas en cause. On retrouve son goût pour la hiérarchisation qui lui faisait ignorer les « défis lancés au libéralisme par des charlatans » dans son premier texte, et dire que « les pensées bizarres qui peuvent traverser l’esprit de certaines personnes en Albanie ou au Burkina Faso importent fort peu à notre propos : ce qui nous intéresse, c’est ce qu’on pourrait appeler l’héritage idéologique commun de l’humanité » .

Si Fukuyama conserve son style tapageur, il a entamé, depuis 2003, un changement de cap. Comment, en effet, prôner les droits de l’homme et l’économie de marché lorsque l’État censé incarner ce modèle ne respecte pas les règles du jeu ? Comment les États-Unis restent-ils crédibles avec le bourbier irakien, Abu Ghraib et Guantanamo ? Comment promouvoir l’économie de marché lorsque les inégalités Nord-Sud ne cessent de se creuser ?
Dans State Building , Fukuyama prend ses distances avec l’individualisme triomphant et redécouvre l’importance de l’État en affirmant que le processus de démocratisation ne peut se faire sans lui. Puis, il considère « l’Amérique à un carrefour » en 2006 et se « demande de quelle manière nous pourrons parvenir à nous sortir de là, et comment rétablir l’image de l’Amérique aux yeux du reste du monde » . Il multiplie les interviews de par le monde et se lance dans une vive critique de ses anciens compagnons de route. 1989, fin de l’histoire. 2007, fin des néoconservateurs. À l’approche des élections américaines, « il y en a qui protestent, qui revendiquent et qui contestent » comme dit la chanson de Dutronc, Fukuyama, lui, « retourne sa veste, toujours du bon côté » .

Société
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