« Ne pensez plus pour nous »

Représentante en métropole de la principale organisation syndicale calédonienne, Corinne Perron prend le pouls du débat sur l’indépendance du Territoire alors que des militants sont victimes de répression.

Corinne Perron  • 10 juillet 2008 abonné·es

Ces dernières semaines, de nombreuses déclarations dans la presse nationale et néocalédonienne sur la question de l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie montrent que le débat est plus que jamais d’actualité dans ce Territoire où le climat social est loin d’être apaisé.
Pierre Frogier, du Rassemblement-UMP, héritier du RPCR Jacques Lafleur, souhaite un référendum dès 2014, et déclare : « Il faut purger cette question de l’indépendance, qu’on n’en parle plus, et qu’on passe à autre chose… » Louis-Kotra Uregei, du Parti travailliste (indépendantiste), lui répond : « On signe des deux mains pour un référendum en 2014. Non parce qu’on est d’accord avec Pierre Frogier, mais parce que c’est dans la loi. […] L’esprit des accords n’a jamais été respecté par le RPCR et ses héritiers. Aucune des dispositions importantes pour les Kanaks, comme la citoyenneté et l’emploi local, n’a été votée par le Congrès… »

Les architectes de ces accords prennent la parole pour instiller leurs leçons de morale. Dans le quotidien les Nouvelles Calédoniennes , Michel Rocard déclare : « Le concept d’indépendance n’a plus de sens. Les enjeux du monde d’aujourd’hui ne sont plus à la portée d’un pays solitaire […]. Il est clair que le concept d’indépendance nationale tel que sanctionné par l’ONU ne marche plus très bien, puisque sont reconnues nations indépendantes celles qui ont les pouvoirs monétaires, de défense et de souveraineté civile […]. Toutes ces parties, jamais la Nouvelle-Calédonie ne les demandera. Cela coûterait trop cher, et ce n’est plus une affaire de souveraineté. »

Plus d’un indépendantiste kanak a réagi, à l’image de Jacques Nyiteij [^2], dans une lettre ouverte : « Le monde que vous défendez, M. Rocard, n’est plus en crise. Il est moribond. Que nous proposez-vous de ses enjeux actuels ? Le progrès ? La croissance ? La production matérielle et la consommation de masse ? L’Occident en profitera. Mais que nous restera-t-il ? Les cancers de Mururoa et des guerres claniques pour que des multinationales se partagent le nickel de Goro ou l’exploitation halieutique, à l’image de Total en Birmanie ou au Gabon ? (…) Abandonnez cette suffisance verbale qui rappelle aux Kanaks les discours des gouverneurs coloniaux… Ne pensez plus pour nous. Laissez-nous venir à notre façon dans l’histoire du monde. Avec notre propre conscience de la terre, notre conception de la vie et du bonheur, de la place de l’homme parmi ses frères et du mode de satisfaction de ses véritables besoins. Laissez-nous poser notre pierre personnelle à l’édifice d’un pays multiracial. […]. »

Dans le Monde du 27 juin 2008, les anciens Premiers ministres signataires des accords de Matignon (Michel Rocard en 1988) et de Nouméa (Lionel Jospin en 1998) refont une leçon d’histoire […] De leur tribune, on retiendra que les accords imposés aux indépendantistes en 1988 ne pouvaient en aucun cas déboucher sur l’indépendance en 1998, ce qui a justifié l’accord de Nouméa, lequel a repoussé l’échéance d’au moins quinze ans. Mais le nouveau processus engagé serait plus loyal car, « au terme de ce processus, la Nouvelle-Calédonie disposera donc de la quasi-totalité des compétences et des attributs de la souveraineté… ».

Il ne reste que cinq ans, et les Kanaks constatent que l’échéancier du transfert de compétences n’est pas respecté sur des points fondamentaux. Pour n’en citer que deux : l’accès prioritaire à l’emploi pour les populations issues du territoire est resté lettre morte, des milliers de métropolitains s’installent chaque année, obtiennent les emplois disponibles répondant à la politique de colonisation de peuplement décidée par la puissance coloniale. Et le code minier promis, qui doit permettre le contrôle du sous-sol, est toujours dans les cartons, cependant que les multinationales spéculent sur les matières premières sans se soucier de l’avenir du territoire […].

L’explication de ces débats sur l’indépendance est liée à l’actualité sociale et syndicale du Territoire. L’USTKE [^3], syndicat indépendantiste, une des premières organisations du Territoire, est en conflit avec Carsud, filiale de Veolia. Depuis des mois, l’USTKE subit la répression policière et le joug de la justice coloniale. S’agit-il seulement de répression antisyndicale ? […] Les intérêts qui s’accommodent mal du syndicalisme peuvent s’agacer aussi de l’autodétermination. Les remises en cause des deux pourraient se combiner harmonieusement, sous les vivats de la droite néocalédonienne.

En soutenant la création du Parti travailliste, l’USTKE participe à la mise en œuvre d’un projet de société porteur des aspirations des populations kanakes et des populations victimes de l’histoire reconnues par les accords politiques. Cette démarche doit conduire à la souveraineté, seule véritable garantie de destin commun et de développement à long terme du pays. La souveraineté se traduit par une capacité et un pouvoir de décision propres aux instances politiques du pays, en dehors de tout lien organique avec la France. Elle permet de « faire le choix de nos interdépendances » , comme le disait déjà Jean-Marie Tjibaou.

Vingt-deux syndicalistes de l’USTKE seront jugés en appel le 15 juillet par le tribunal de Nouméa. Ils risquent des peines de prison allant d’un mois à un an ferme. À quoi servent les beaux discours politiciens quand ceux qui luttent au quotidien pour leur dignité et leur souveraineté sont diabolisés et jetés en prison ?

[^2]: Jacques Nyiteij est membre du directoire du Parti travailliste.

[^3]: Union syndicale des travailleurs kanaks et des exploités.

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