Récession = décroissance ?

Michel Husson  • 4 septembre 2008 abonné·es

«Les prévisions sont difficiles, surtout lorsqu’elles concernent l’avenir. » L’actualité confirme l’aphorisme de Pierre Dac. En mai dernier, la ministre de l’Économie Christine Lagarde pouvait « jubiler » à l’annonce de la croissance au 1er trimestre 2008 (+0,6 %) mais le chiffre du 2e trimestre (-0,3 %) est venu refroidir cet enthousiasme absurde, d’autant plus que le premier trimestre a été revu en baisse, à 0,4 %. Fin 2007, le gouvernement annonçait une fourchette « entre 2 et 2,5 % » , et l’OFCE évoquait une « relance isolée » à 2,6 % (!), alors qu’il était déjà possible de tabler sur 1,6 % ^2.

Ces erreurs illustrent l’incapacité des conjoncturistes à penser le retournement à partir de schémas rendus obsolètes par le caractère systémique de la crise actuelle : hypothèses erronées sur le prix du pétrole ou sur le taux de change du dollar, mais aussi sous-estimation des répercussions de la crise du crédit sur l’économie réelle, notamment aux États-Unis. Du côté du gouvernement, la conjoncture révèle sa triple propension à raisonner à court terme, à prendre ses désirs pour des réalités, et à bluffer. Sarkozy promettait d’être « le président du pouvoir d’achat » , mais 82 % des Français ne lui font plus confiance sur sa capacité à défendre leur niveau de vie. Désormais, les choses sont claires.

Cette situation a au moins l’avantage d’éclairer le débat sur la croissance. Si l’on pense qu’elle est la source de tous les maux, on pourrait en effet considérer que le ralentissement de l’économie est une bonne nouvelle. Mais la vraie question est de savoir qui va en faire les frais, et c’est l’enjeu essentiel des prochains mois. Poser cette question, c’est déjà y répondre : en fidèle défenseur des possédants et de leurs revenus, le gouvernement va tout faire pour que l’ajustement se fasse au détriment des salariés et des budgets sociaux, de manière à préserver les profits et les dividendes. L’austérité salariale et budgétaire – la fameuse rigueur – est donc au coin de la rue. Avec le capitalisme néolibéral, les fruits de la croissance ne reviennent pas aux salariés et sont captés par une minorité sociale. Par conséquent, la question sociale porte avant tout sur la répartition des revenus, et secondairement sur la croissance.
Le ralentissement, voire la récession, va dégrader la situation de l’emploi et cela d’autant plus que le nouveau régime des heures supplémentaires permettra aux employeurs d’ajuster leurs effectifs brutalement – et à coût à peu près nul – après deux ans de faibles gains de productivité. On tombe là sur une seconde question, celle de l’usage de ces gains de productivité. La croissance repose en effet sur la capacité de créer davantage de richesses avec une dépense de travail donnée. C’est historiquement la base du progrès social qui permet d’élever, à répartition donnée, le volume de biens et de services disponible pour chaque membre de la société.

Mais c’est aussi le moyen de réduire le temps de travail. Marx cite ainsi cette belle devise d’un écrivain anonyme : « Une société est d’autant plus riche que l’on y travaille moins longtemps. » Or, le choix du temps libre est interdit par la logique capitaliste de production de valeur à tout prix : au lieu de travailler moins pour travailler tous, il faut travailler plus pour que les rentiers gagnent toujours plus. Une société rationnelle viserait elle aussi à augmenter les gains de productivité mais par d’autres moyens (par réduction des travaux socialement inutiles plutôt que par l’intensification du travail), et elle pourrait décider de les distribuer autrement, de manière plus égalitaire, et en arbitrant entre-temps libre, services publics et pouvoir d’achat individuel. En maîtrisant collectivement ses priorités, une telle société changerait aussi le contenu même de la croissance. Elle pourrait privilégier, outre le temps libre, les services publics au sens large (santé, logement, éducation, etc.) en réduisant la part des consommations les plus néfastes à l’environnement. Ce n’est donc pas à la croissance en tant que telle qu’il faut s’en prendre, mais à la croissance capitaliste, fondée sur une exploitation de plus en plus intense et biaisée en faveur des productions les plus rentables. La récession qui vient ne nous rapproche donc en rien d’un mode de développement plus soutenable et l’opposition croissance/décroissance n’est décidément pas la bonne manière de poser le débat.

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